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surnaturelle, qui précède, dans les derniers chants du Purgatoire, l’apparition de Mathilde, pose une question très délicate : celle de la date où Dante composa la dernière partie de son poème. On va voir que ce problème n’est pas si facile à résoudre qu’on le pense. Pour M. Corrado Ricci, le doute n’est pas permis : tout le poème, à partir du chant XXVII du Purgatoire, fut écrit à Ravenne et en porte la marque. C’est afin d’achever son ouvrage dans la paix d’un séjour tranquille, que Dante quitta Vérone pour la petite cour fort modeste de Guy de Polenta. On peut aller plus loin, et M. Ricci pense avec plusieurs auteurs que les deux dernières Cantiche tout entières sont le fruit de la retraite de Dante dans l’ancienne capitale des Exarques. Les deux tiers de la Divine Comédie seraient donc postérieurs à l’année 1317. Seul l’Enfer eût été achevé quelque temps auparavant. On sait que Boccace, en effet, raconte que les treize derniers chants du Paradis ne furent pas publiés du vivant du poète ; le manuscrit fut retrouvé par miracle, huit mois seulement après sa mort. Une autre circonstance appuie cette conjecture. Dans une épître latine adressée au poète, au printemps de 1319, par un clerc de Bologne, Giovanni del Virgilio, ce jeune fanatique des études classiques reproche tendrement à Dante de perdre son génie à écrire dans la langue du peuple. « Pourquoi jeter des perles aux pourceaux ? Pourquoi prêter aux sœurs divines un vêtement indigne d’elles ? Les grandes actions de notre temps demeureront-elles sans poète ?… N’entends-tu pas le bruit des armes qui retentit dans l’Apennin, les tempêtes qui dissipent les flottes sur la mer Tyrrhénienne ? Prends ta lyre, éternise ces grands événements. » Dante répond à cette invitation par une charmante idylle. « Que faire, dit Mélibée, pour répondre à Mopsus ? — Tu connais, repart Tilyre, tu connais cette brebis que je préfère à toutes, aux mamelles opulentes et si gonflées de lait ; elle rumine à part sous un vaste rocher les herbes parfumées, sauvage, vagabonde, pourtant obéissante et douce : elle fuit la gaule et ment d’elle-même m’offrir ses pis féconds. C’est elle que je veux traire. J’enverrai à Mopsus dix jarres de son lait. » On reconnaît, dans ce langage subtil, la Muse du poète : la chèvre indépendante, sauvage, c’est le génie de Dante ; la montagne, c’est le Purgatoire ; les dix écuelles, ce sont dix chants que Dante vient nouvellement de terminer. Et l’on arrive ainsi à se persuader que le poète, dans l’été de 1319, travaillait encore à l’achèvement de la deuxième Cantica.

À ce système très ingénieux on peut en opposer un second. Il est