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Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 65.djvu/70

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Il l’entraîna à l’intérieur du refuge. Il avait retenu leurs deux places à l’extrémité de la table commune, afin de s’isoler avec elle des autres caravanes. À côté d’eux on parlait toutes les langues : l’anglais, l’allemand, l’italien. Dans cette cabane de bois perdue parmi les neiges, des rivalités, des inimitiés nationales se faisaient jour. On leur servit une soupe aux lentilles qu’elle estima délicieuse :

— Moi qui détestais les lentilles !

— Ici tout change.

Puis, ce furent des pommes de terre bouillies avec du beurre, du bœuf en daube assez dur, et une compote de fruits. Le tout fut déclaré parfait. C’était la détente après l’effort, ce bien-être qui suit le bon usage des muscles. Il la regardait manger, boire, rire, rire surtout, — et quel rire d’enfant, cristallin, frais, ingénu ! — avec des yeux où elle lisait, — car elle avait appris à lire dans les yeux des hommes, — une prière, une imploration. Timidement presque, il lui demanda au dessert :

— Que ferez-vous demain ?

— Eh bien ! mais je redescendrai. Il faut bien redescendre.

— Oui, convint-il avec mélancolie : on finit toujours par redescendre. C’est cela qui est triste.

— Mais vous-même, vous n’allez pas rester ici.

— Je suis attendu au Montanvert. Venez avec moi. Il y a une belle traversée de crevasses et de glaciers.

Il lui offrait des glaciers et des crevasses comme ses danseurs lui offraient à Paris des petits fours ou du champagne. Elle soupira :

— Mon mari doit venir me rejoindre un jour prochain à Courmayeur.

— C’est vrai : vous êtes mariée.

Elle songea qu’elle l’avait bien oublié et trouva sans l’avoir cherché ni voulu le moyen de rougir jusque sous le coup de soleil qui lui empourprait le visage, comme si elle naissait à une pudeur nouvelle. Déjà remise de son trouble, elle lui demanda à son tour :

— Et vous ?

— Moi aussi. Comme tout le monde.

Et à son tour il rougit. En vain s’était-il efforcé de prendre un air bien parisien en ajoutant : comme tout le monde.