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Il y a trois semaines, il se rendit à Pékin et ordonna au Président du Conseil de quitter sur le champ ses fonctions ; après quoi, il en investit un de ses amis et regagna Moukden. Mais huit jours plus tard, Ou-Peï-Fou, son adversaire, somma à son tour le nouveau Président de déguerpir et Tchang-Tso-Ling de retirer de Pékin les 20 000 hommes qu’il y entretenait. On lui prête le dessein de proclamer bientôt l’indépendance de la Mandchourie et de la Mongolie[1]. Il va sans dire que, parmi tant d’avatars, le redoutable Maréchal n’a guère eu le temps de cultiver les belles-lettres ; il est resté illettré et sait tout juste signer son nom d’un pinceau malhabile.

L’entrevue est courte : le Chinois se lève bientôt ; deux soldats se précipitent sur lui pour l’enrouler dans une ample capote doublée d’une somptueuse soie écarlate : il emmène le Maréchal et le fait monter avec lui dans son célèbre automobile jaune blindé, garni sur l’avant d’une mitrailleuse braquée : un soldat veille sur le marchepied, le revolver au poing.

Alors commence à travers la ville une course à toute vitesse qui soulève derrière elle un nuage de noire poussière : les rues sont désertes, car chaque fois que le Maître sort, craignant d’être assassiné, il ne veut voir personne sur son chemin ! On aperçoit donc des visages craintifs collés aux fenêtres des boutiques fermées, et, dans les rues adjacentes, la foule maintenue par des barrages à cent mètres au moins ; formant la haie, de vingt mètres en vingt mètres, des soldats rendent les honneurs, transis sous la bise aigre. Sous ce ciel gris, dans ce dédale de rues chinoises, le long des murailles barbares trouées parfois de portes obscures, cette course sinistre ressemble à un enlèvement.

On fait halte en un lieu équivoque : des corridors sombres, interminables, d’étroits escaliers ; où est-on ? on arrive enfin en un vaste salon meublé à l’européenne ; les deux maréchaux s’asseyent et s’entretiennent à nouveau ; par les portes vitrées, on voit le va-et-vient de deux soldats armés ; Tchang-Tso-Ling fume tranquillement une fine cigarette ; il énumère les richesses

  1. On sait que, depuis le voyage du maréchal Joffre en Chine, la situation s’est aggravée : Ou-Peï-Fou et Tchang-Tso-Ling en sont venus aux mains ; dans une bataille livrée aux environs de Pékin, ce dernier a été défait et a dû se retirer à Moukden. Après de sanglantes exécutions, il a déclaré l’indépendance des riches provinces sur lesquelles il règne et s’est proclamé roi de Mandchourie.