Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 11.djvu/16

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

disait-on, de trois mille pistoles. La maréchale de Clérembault, gouvernante de la Reine, et Mlle de Grancey, sa dame d’atour, reçurent un pareil cadeau, mais d’une valeur un moindre. Cette dernière eut, en plus, la promesse d’une pension de deux mille écus. Après quoi, on les congédia avec leur suite, et on leur fit reprendre au plus vite la route de France, assez mécontents et désappointés : car les boîtes de diamants, estimées par des usuriers de Burgos, ne représentèrent plus que la moitié de leur prétendue valeur, et la pension promise à Mlle de Grancey ne fut jamais payée. Comme elle le répétait plus tard, non sans amertume, à ses amis de Paris, ce voyage si coûteux et si fatiguant ne lui avait rapporté qu’un château en Espagne.

La Reine les laissa partir sans trop de chagrin. Elle se disait que, peut-être, ils avaient deviné l’amour de Cardénio pour elle : ils pourraient causer. Elle avait hâte de rompre toute attache avec ce passé périlleux. Aussi, éprouva-t-elle comme un sentiment de délivrance, lorsqu’elle remonta dans le grand carrosse à la mode de Charles Quint, qui allait la conduire à Madrid. Seule avec ce débile époux dont elle sentait déjà qu’elle ferait tout ce qu’elle voudrait, elle goûtait une sécurité et même un bien-être qu’elle ne connaissait plus depuis longtemps.

Pourtant, le froid était cruel, dans ce pesant véhicule, dépourvu de glaces, où l’on n’avait, pour s’abriter contre la pluie et la neige, que des rideaux de cuir glissant contre la tringle. La malheureuse petite Reine grelottait sous ses habits de parade. Comme toutes les Françaises, elle avait quitté Paris, convaincue que l’Espagne est un pays brûlant et qu’il y luit un soleil perpétuel. Et ainsi elle n’avait emporté aucun vêtement d’hiver. Par bonheur, le temps s’était remis au beau. On voyageait à petites étapes, en profitant des heures chaudes ou sereines de la journée. Et puis la joie toute neuve d’être Reine la faisait passer sans trop de peine sur les inconvénients et les menues souffrances de la route. Après le long jeûne de ces dernières semaines, la nature prenait sa revanche. La Reine Catholique mangeait avec un appétit bourbonien, qui scandalisait le Roi. Cependant celui-ci s’émerveillait de la voir su gracieuse à cheval, lorsqu’on entrait dans les villes. La fille d’Henriette d’Angleterre était une écuyère accomplie. Elle ravissait son timide époux par sa beauté irrégulière et piquante, l’élégance toujours imprévue de ses ajustements, et la tournure légère et délicate qu’elle savait