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Je rêve aux belles choses que je possède dans la Sonoma. Et j’écris pour en posséder de nouvelles. Parfois je fais un livre uniquement pour acheter un étalon. Mon troupeau m’intéresse plus que ma production.


Ce dénigrement amer indique un mécontentement de soi-même assez profond. Jack London, avec ses magnifiques dons, a peu d’art : est-ce en cela qu’il fut déçu de lui-même ? Il pouvait se juger. Il lisait beaucoup. On en a la preuve dans l’amusant étonnement qu’éprouva un universitaire de Boston qui, allant voir Jack London en Californie, s’attendait à trouver « un sauvage de l’Ouest, » et admira à Glen Ellen une magnifique bibliothèque, dont le possesseur, ledit sauvage, était un homme « quatre fois » plus cultivé que lui [1].

Est-ce, par ailleurs, que London avait une conception personnelle de la vie, qu’il n’exprima pas ? On peut se demander, d’après ses livres, ce qu’eût été cette conception. Rien ne l’indique ; elle pouvait être très pure aussi bien que très brutale ; se réclamer aussi bien de l’une que de l’autre tendance. Jack London fut longtemps un révolutionnaire, toujours un révolté, et cela est indiqué dans ses livres, indirectement. Mais il fut aussi un rêveur et un poète. Aux Etats-Unis, il est vrai, le règne de la convention (conventionalities) est si étrangement souverain qu’un romancier y peut gémir d’être obligé de déguiser sa plus intime pensée pour que son œuvre « cadre » avec une opinion très fixée, — étroite, tyrannique même, — aussi bien s’il se sent porté vers le lyrisme que vers le naturalisme.

Comme l’Amérique, en effet, possède un ensemble cohérent de lois et d’habitudes, elle n’a jusqu’ici vraiment aimé que ce qui n’en choquait aucune. Aussi ce pays de surprenant progrès matériel est-il, en art, étonnamment traditionaliste. Ce qui est inconnu, original, ne lui plaît pas forcément de prime abord. L’Amérique a besoin, lorsqu’elle lit, de se sentir dans une atmosphère familière, rassurante. C’est ainsi qu’elle a mis tant d’années à « accepter » comme sien le poète Walt Whitman.

Pourtant, parfois, il lui nait un de ces grands inquiets, un de ces cœurs, de ces esprits insatisfaits, un de ces hommes qui, en art, sont des individus et non pas des membres d’une

  1. National Magazine, décembre 1912, Jack London, by George Wharton James.