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Si l’on trouve cet argument simpliste, au moins vaut-il à établir que des « générations entières » ont échappé à l’influence déprimante des mauvais maîtres. Ne les avaient-ils pas lus, ces mauvais maîtres ?

Pour atténuer les dégâts de la littérature, il y a ceci, qu’on ne lit pas énormément. Un grand nombre de nos contemporains sont préservés de la littérature à merveille. Puis, ceux d’entre nos contemporains qui ont accoutumé de lire, ne lisent pas un écrivain tout seul. On n’est pas lecteur de Chateaubriand, qu’on ne lise également Stendhal et Balzac : et, si Chateaubriand vous donne de la mélancolie, Stendhal et Balzac vous réconfortent l’énergie. Enfin, le lecteur de beaucoup de livres n’est pas facilement dupe de tout ce que les poètes lui racontent. Il sourit bientôt : et il est sauvé.

Principalement, l’influence de la littérature n’agit pas toute seule et ne forme pas toute seule les générations humaines. M. Jean Carrère, pour la commodité de ses démonstrations, néglige les autres éléments de la vie sociale. Un adolescent, même le plus adonné au vain plaisir de la lecture, a d’autres maîtres que les romanciers et les poètes. Je suppose qu’on l’a bien élevé, qu’on l’a mis au courant de ses devoirs et que les circonstances de sa vie l’informent de ses obligations. Je ne le confie point au seul Baudelaire.

Mais voici précisément ce qu’on fait : on feint que la littérature ait mission d’accomplir, dans l’État, toute la besogne : la besogne du pédagogue et du prédicateur, celle du législateur aussi. Veuillot reproche à Molière de n’avoir pas déconseillé au Roi les pratiques de galanterie. Quand le régime ne va pas, on dit que c’est la faute à Rousseau. Et M. Jean Carrère veut que les poètes soient des conducteurs d’âmes.

S’ils les conduisent à la promenade, ils sont dans leur rôle aimable et utile.

Craignez, en traitant de mauvais maîtres si influents les romanciers et les poètes, de leur monter la tête : plutôt, laissez-les à un badinage innocent. La littérature était jadis « un jeu de lettrés, » dit M. Jean Carrère ; il ajoute : « Dans le conflit mondial des idées et des races, toute œuvre qui ne sera pas universelle périra... Nous devons de plus en plus renoncer à dominer et à survivre par le seul talent. » Eh ! moi non plus, je n’en sais rien. Mais, s’il en est ainsi, je le regrette. Veuillent, en attendant les temps nouveaux, poètes et romanciers continuer l’ancien usage et anodin, de « plaire, » comme disait Racine, aux honnêtes gens !


ANDRÉ BEAUNIER.