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ces livres, Eva, Eros, le Mari d’Hélène, appartiennent à cet art mondain et d’un sensualisme élégant, répandu en Europe à la fin de second Empire.

Comment se fit sa conversion ? Comment l’auteur de ces romans à la Feuillet, devint-il celui des Contes paysans et du Pain noir ? Il l’a conté ainsi lui-même à M. Benedetto Croce :


C’est bien simple. J’avais publié quelques romans de débutant. Le succès marchait bien ; j’en préparais de nouveaux. Un beau jour, je ne sais comment, il me tombe sous la main une espèce de journal de bord, un manuscrit où un capitaine au long cours, sans orthographe et sans grammaire, racontait brièvement certaines péripéties survenues à son voilier. Un style de marin : pas une phrase inutile ; sec et bref. Cela me frappa, je relus : c’était cela que je cherchais, sans m’en rendre compte distinctement. Quelquefois, vous savez, il suffit d’un mot, d’un hasard. Ce fut pour moi le trait de lumière.


Il n’y a aucune raison de mettre en doute cette confidence. L’occasion est une grande maîtresse, au moins pour les esprits déjà préparés par un travail intérieur. Je voudrais seulement savoir si cette révélation ne fut pas accompagnée par une autre influence. Le mouvement naturaliste, dont Giovanni Verga allait devenir un des maîtres, est un de ceux qui se produisirent à peu près simultanément dans toute l’Europe. Verga est né la même année que Zola, que Daudet. L’Assommoir est de 1877, les Malavoglia sont de 1881. On a souvent comparé les Malavoglia et l’Assommoir ; on y trouverait aussi bien certains traits qui rappellent le chef-d’œuvre de Flaubert. Le pharmacien don Franco fait penser au pharmacien Homais. Mastro-don Gesualdo, c’est un peu le sujet du Nabab. Plus d’un conte de Vagabondage pourrait être de Maupassant.

Je le dis sans intention de diminuer Verga. Les littératures vivent d’emprunts ; Verga est tout aussi original que pas un de ses modèles. Ce qu’il leur doit surtout, c’est précisément la méthode qui lui a permis de découvrir son originalité. Il a découvert la Sicile. Jusqu’alors, dans tous ses romans, le lieu de la scène n’était guère qu’une indication de décor ; les faits se passaient moins dans un endroit que dans un certain monde. Nul pays cependant n’offre, autant que l’Italie, une échelle variée de nuances dans les différentes latitudes de sa longue péninsule ; nulle part le Nord et le Midi ne s’opposent