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dans les heureux temps de l’après-guerre. Le fait est que nous avions affaire à des nouveaux riches de la bonne espèce. Lorsque l’hôte leur apporta du beau vin blond de Frascati, ils lui demandèrent s’ils n’en avait pas du « plus meilleur. »

Après avoir erré sur la place coquette, où nous prîmes le frais sous les platanes ; après avoir vagué par les rues, et poussé jusqu’à l’église, il nous fallut bien remplir notre devoir de touristes, et songer à visiter une des villas célèbres qui sont parmi les curiosités du lieu. Sans hésiter, nous choisîmes la plus proche, et c’était la villa Aldobrandini. Une ruelle sordide, un raidillon, une grille : et nous nous trouvons dans un décor de rêve, devant le palais le plus majestueux, au milieu du parc le plus paisible et le plus grave. On dirait le jardin de la Belle au bois dormant : la Belle repose sans doute derrière les fenêtres grillées de cette villa massive comme une forteresse, et harmonieuse cependant. La nature y est recueillie ; si la mousse n’étouffait nos pas dans les allées, nous profanerions ce grand silence ; on n’entend que le murmure des eaux, qui s’échappent inlassablement des fontaines baroques ; et ce murmure même est discret et doux. L’automne doit se plaire en ces lieux, sous ces bosquets aux feuilles fauves, près de ce bassin verdâtre où dort une barque de pierre. Nous allons vers les terrasses, vers les balustrades qu’ornent de grands vases patinés par le temps ; et dans nos âmes déjà pleines de révérence, nous faisons entrer l’immensité du paysage qui s’étend devant nous. Au premier plan, et comme sous nos pieds, Frascati avec ses toits grisâtres, sa place fleurie, ses palmiers ondoyants, et son chemin de fer qui, vu de cette hauteur, a l’air d’un jouet pour enfants ingénieux. Tout de suite après s’étend cette triste campagne romaine, qui n’a pu se débarrasser encore de la marque que Chateaubriand a mise sur elle ; aussi morne, aussi solitaire que lorsqu’il la découvrait, il y a cent vingt ans. Elle est dominée, cet après-midi, par un ciel malade aux reflets changeants ; des nuages noirâtres, ourlés de blanc, y glissent avec lenteur, projetant des taches d’ombre sur le sol dénudé. Au lointain, le fouillis des maisons de la Ville ; et surgissant au milieu d’elles, le dôme de Saint-Pierre, cette pierre milliaire de la chrétienté. A l’Ouest, la mer d’Ostie : le soleil vient la frapper par une éclaircie, et elle étincelle comme les écailles dorées de quelque poisson monstrueux.