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aristocratiques aux heures du succès et de l’intimité avec ses protecteurs. En vérité, on ne pourrait souhaiter vie mieux faite pour expliquer une œuvre qui a donné une peinture si exacte et si complète de toutes les conditions humaines.


Mais n’anticipons pas. Prenons maintenant le second terme de l’opposition d’où sont issues toutes les thèses anti-stratfordiennes, et projetons la lumière des faits sur l’œuvre comme nous l’avons projetée sur la biographie. Certains critiques, avons-nous dit, ont trouvé dans le théâtre shakspearien de multiples manifestations du savoir de l’auteur. Shakspeare aurait été ainsi organisé qu’il absorbait voracement les connaissances les plus diverses. Il aurait approfondi le droit, l’histoire, les littératures modernes et antiques, la médecine, la botanique, l’ornithologie, les sports, etc. On n’en finirait pas si l’on voulait énumérer les sciences où Shakspeare serait passé maître.

Quand on examine les preuves avancées par ces enthousiastes, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’elles sont d’une futilité incroyable. Ceux qui ont voulu démontrer l’étendue de l’érudition shakspearienne ont été abusés par leur propre ardeur. A force d’accumuler les commentaires autour de l’œuvre, ils ont fini par ne plus distinguer le texte d’avec l’exégèse, et ils ont porté au crédit de Shakspeare ce qui était simplement la poussière soulevée par eux-mêmes au cours de leurs laborieuses recherches. Quand on se reporte aux pièces, et qu’on les débarrasse du fatras sous lequel on les a ensevelies, il faut bien se rendre à l’évidence et constater que les passages d’où l’on a conclu à l’omniscience de Shakspeare sont fort peu nombreux et, en général, d’une parfaite insignifiance. Prenons, puisqu’on nous y convie, les allusions à l’antiquité classique. Aussi bien, c’était, à l’époque de la Renaissance, la pierre de touche du savoir. Piller les anciens pour coudre des lambeaux de leurs idées sur la toile de son style était une habitude à laquelle aucun écrivain ne pouvait se soustraire, car de la richesse de cette ornementation dépendait toute réputation de bel et bon esprit. Et Shakspeare a sacrifié à cette mode tyrannique. Mais alors qu’un Ben Jonson a littéralement recouvert sa pensée de ces incrustations étrangères, tellement son cerveau était encombré de phrases latines et grecques, il faut souvent tourner des