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aristocratiques. Et que de figures inoubliables se détachent du groupe de la canaille et se bousculent dans ma mémoire pour revendiquer ici leur place ! Barnardine, le criminel endurci, jovial jusque dans les bras de l’exécuteur et qui refuse de se laisser conduire au billot, sous prétexte qu’ayant trop bu la veille, il ne se sent aucun goût pour la mort ; Abhorson, le bourreau scrupuleux, qui ne veut pas accepter pour aide un débauché, afin de ne pas déshonorer son « art ; » Dogberry, le constable, pompeux et important, radoteur et emphatique, montagne de sottise satisfaite, portrait éternellement vrai de l’homme de rien qu’une bribe d’autorité emplit de suffisance ; Autolycus, le truand, colporteur au bagout irrésistible et aux tours inépuisables, artiste en filouterie, poète sous les loques d’un gueux, enfant des grandes routes, vagabond de génie ! Comme ils sont vivants, ces déshérités de la vie ! S’ils n’ont pas l’ampleur des caractères qui tirent de leur rôle dans l’intrigue d’exceptionnelles occasions de développement, dans leur cadre restreint ils n’en atteignent pas moins à un relief si intense que l’on ne comprendrait pas que l’auteur les eût peints avec tant de vérité, s’il n’avait pas eu l’occasion de vivre parmi eux.

Quand On connaît les habitudes d’un grand seigneur de l’époque, il est a priori difficile d’admettre qu’un Bacon, un Rutland, un Derby, enfermés dans le cercle étroit de la Cour, l’esprit tout plein d’intrigues et de desseins politiques, si différents du monde grossier qui grouillait à leurs pieds, aient pu avoir une compréhension si nette, si familière, si pénétrante, si sympathique aussi, de cette humanité vulgaire. Mais il y a mieux. Nous savons que l’auteur du théâtre shakspearien appartenait à une condition infiniment plus modeste. C’est lui-même qui nous l’a révélé dans ses Sonnets. Cette partie de l’œuvre est en général passée sous silence par les critiques anti-stratfordiens. C’est pourtant la seule où Shakspeare parle en son propre nom, celle par conséquent où nous pouvons espérer trouver quelques renseignements sur l’homme même. Il est vrai que son témoignage est fatal aux thèses qui veulent transformer le dramatiste en un grand seigneur. Car, dans ses Sonnets, l’auteur chante son adoration pour un jeune patricien, ami éclairé des lettres et qui a bien voulu lui accorder sa protection. Auprès de cet influent Mécène il a trouvé « pour ses vers une généreuse assistance ; » c’est de lui qu’il tient la puissance de sa Muse, et