Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 12.djvu/516

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

craignez-vous, ma tante, lui dis-je, ne sommes-nous pas à nos quarante lieues ? » Je me croyais aussi exilée ; étant venue à Paris me faire arracher quelques dents, je ne voulais marcher qu’en baissant la tête et contre les maisons. Je craignais toujours qu’on ne m’arrêtât.

Ma tante passa neuf mois à Châlons, menant la vie la plus triste et accablée de chagrin, malgré les visites que lui faisaient ses amis et le séjour de Mme de Catellan, pendant quelques semaines ; mais elle lui faisait chèrement acheter cette preuve d’amitié. Mme de Catellan est une personne spirituelle, d’un esprit faux, mais elle rédige avec tant de précision qu’on est tenté de croire juste ce qu’elle dit si bien. Elle n’a point de raison, une imagination vive, aucun principe arrêté, aucune idée d’ordre. Son éducation a été fort mauvaise ; héritière d’une immense fortune, elle a pris l’habitude de ne jamais calculer ses dépenses et de regarder comme ignoble toute occupation de ménage ; elle a de la générosité, de bons mouvements et surtout une grande faculté de s’engouer. Elle a eu pendant dix ans une passion pour ma tante.

M. de Montmorency vint aussi nous voir. Il ne savait pas notre adresse et voulut employer de la ruse pour la savoir, mais cela n’allait point à sa noble et franche nature. En arrivant à la Pomme d’Or, il commença par faire ôter de sa cheminée les bustes de l’Empereur et de l’Impératrice, sous prétexte qu’ils le gênaient. Il s’informa ensuite avec adresse des étrangers qui habitaient la ville, et Mme Récamier n’y était-elle pas ? Était-elle logée bien loin ? On lui dit notre rue, mais le lendemain, les filles de l’auberge, en apportant notre diner, demandèrent si Mme Récamier n’avait pas eu une visite la veille au soir : « Non, répondit la discrète Joséphine, je n’ai vu qu’un marchand de lanternes. »

Je ne dois pas oublier ici les marques d’intérêt, d’égards, d’affection que toute la ville et les autorités nous témoignèrent. Le préfet était alors comme toujours M. de Jessaint, homme excellent et dont la femme a été constamment parfaite pour ma tante. C’est une chose honorable pour des autorités de Bonaparte de n’avoir pas craint l’approche d’une exilée ; tous n’ont pas eu ce courage. On demanda plusieurs fois à ma tante de solliciter son rappel, elle le refusa toujours, et l’exil n’a fini pour elle qu’au retour des Bourbons ; pendant que nous étions à Châlons,