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pour moi un morceau de la patrie lointaine. Elle est une tranche d’Italie, prise et placée là parmi la mièvrerie de la charcuterie française, comme un beau gigot rôti dans un festin épicé et poivré fait pour des estomacs délabrés ; elle est un des nombreux emblèmes de la santé et de la gaillardise de notre race. Si je n’avais pas peur de vous scandaliser, je dirais qu’elle est le dernier reste de poésie italienne, quelque chose comme une nouvelle de Boccace ou un chant du Roland furieux sous forme alimentaire.

« Parfaitement ! Dans notre beau temps, notre art était savoureux et sanguin comme ces jambons, succulent comme ces filets de cochon, parfumé comme ce vin vieux qui a mûri sur nos coteaux flambés par le soleil, et tout le monde s’en nourrissait...

« Ne riez pas, Madame ! je par le sérieusement... En allant avec vous chez ce charcutier, j’ai appris à ne pas désespérer tout à fait de l’avenir de mon pays [1]. »

De ce symbole amusant, et qui ne manque pas d’esprit, retenons plusieurs mots, dont chacun évoque une idée : la santé, la gaillardise de la race ; la saveur de son tempérament ; la surabondance et l’ardeur de son sang ; la fierté de sa jeune force, lorsqu’elle se compare aux civilisations usées qui ont besoin d’excitants ; le souvenir des dominations anciennes ; et son bel appétit pour l’avenir.


TURIN, NOVEMBRE

Et les jeunes ? Ceux qui attendent derrière la scène, impatients de commencer leur rôle ? Ceux qui trouvent que nous n’avons pas bien joué le nôtre, et, suivant l’éternelle illusion, s’imaginent qu’il est facile de mieux faire que leurs aînés ? Ceux qui nous poussent, et nous rejettent déjà vers le passé ? Peut-on les connaître, et sachant ce qu’ils pensent, prévoir ce que l’Italie sera demain ?

C’est la question que je pose à un professeur de Turin, qui vient de me faire l’histoire de la grande cité piémontaise pendant la guerre et depuis l’armistice : une des plus troublées, à n’en pas douter, parmi toutes les villes italiennes ; une de celles qui ont eu le plus de peine à accepter l’intervention, et qui ont le plus de mal à retrouver leur équilibre ; une des plus travaillées

  1. Italiens à l’étranger. Traduction Chuzeville, Anthologie des poètes italiens contemporains, 1921.