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Seigneur, avez-vous goûté jusqu’à la dernière goutte la coupe des délices ? Avez-vous épuisé les parfums de l’amour ? Les jours de la fleur sont passés. Je vous apporte avec orgueil le don d’un cœur de femme... Ce que vous avez chéri n’était qu’un déguisement. J’avais obtenu des dieux la grâce d’une année de la plus radieuse beauté qui ait orné une mortelle et vous n’avez aimé que cette illusion. Je suis Chitra, la fille du roi de Manipur... Daignez m accepter pour compagne de vos entreprises et de vos périls, laissez-moi partager les grands devoirs de votre vie : alors vous connaîtrez qui je suis. Si l’enfant que je porte dans mon sein est un fils, je lui enseignerai à être un second Arjuna ; je vous l’enverrai quand il sera grand, et à ce moment-là vous me connaîtrez vraiment. Aujourd’hui, contentez-vous de moi telle que me voilà : je suis Chitra, la fille d’un roi.


Le sens de ce petit drame ascétique est au fond une leçon sur le sérieux de la vie et sur la dignité humaine. C’est l’idée de l’action, qui succède à la lune de miel. C’est un appel, souvent répété par le poète, à la collaboration des femmes, en qui il ne cesse de voir la grande force spirituelle, le génie ou, comme il dit, le Shâkti de la patrie. Et je ne doute pas que Chitra, la guerrière tendre qui prie les dieux de la rendre belle pour plaire, et qui souffre cependant de n’être qu’un objet de plaisir, ne demeure une des plus pures héroïnes d’un théâtre qui a créé la figure de Sakountala, cette Grisélidis des bords du Gange, et celle de Vasantasena, la première et la plus touchante des courtisanes amoureuses.

Pour les deux ou trois pièces suivantes, j’ignore dans quel ordre elles ont été composées. Les biographes du poète ne nous l’apprennent pas. L’Inde n’a jamais attaché d’importance à la chronologie. De toute sa vie elle n’a daigné conserver que ses rêves. J’ai pourtant des raisons de penser que les deux principaux de ces drames, les plus originaux comme les plus célèbres, appartiennent à la période de la maturité du maître, celle qui suit l’effusion de l’Offrande lyrique et précède le recueillement du Sâdhanà. Ils portent la teinte grave du milieu de la vie. L’auteur y paraît occupé du sens de la destinée.

On sait qu’à un moment de sa vie, le bureau de poste de son village a été installé dans un des bâtiments de la ferme qu’il habitait. De sa fenêtre, il en apercevait le drapeau ; il causait presque tous les jours avec le chef du bureau, et c’est là qu’il écrivit la nouvelle du Maître de poste. Cette histoire de fonctionnaire