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chanson. Le vieux maître y a retrouvé le flot rapide et charmant de son lyrisme juvénile.

Voilà ce que nous apprend ce poétique théâtre sur l’histoire de son auteur. Tagore serait sage s’il se tenait à la poésie. C’est la seule mission des poètes, de créer de la beauté et d’enchanter les hommes. Ils perdent leur temps, et peut-être davantage, s’ils se mêlent de les instruire. Il est toujours dangereux de faire le prophète. Que peut savoir ce Bengali de ce qu’il faut à un monde dont il n’est pas ? Comment croire qu’il possède seul le mot de la vérité ? Un moment, il a été l’objet d’un très vif engouement. Il fut reçu en Allemagne, il y a quelques mois, comme une sorte de Messie : les traductions de ses ouvrages se voyaient à l’étalage de tous les libraires, et son portrait accueille le visiteur à l’Ecole de Sagesse, dans ce singulier sanatorium religieux de tendances confusément bouddhistes, que dirige à Darmstadt le comte Keyserling. On discernait là aisément un phénomène de découragement ; repoussée à l’Occident, la pensée allemande se tournait de nouveau vers l’Orient, la Russie, l’Asie ; elle respirait avec délices cette pensée de vaincus. Que pouvait-il résulter de ces rêveries de la défaite ? On ne pouvait y méconnaître la rancune d’un peuple puissant qui, déchu de l’Empire, caresse avec un orgueil sombre la catastrophe universelle et cherche à entraîner le monde dans l’abîme. On ne voyait pas sans inquiétude se former cette coalition d’amertumes, et grossir cette masse de nihilismes intéressés à la faillite de l’Europe.

Mais nous savons trop ce que représente l’Europe, pour nous laisser aller à désespérer d’elle ; nous n’allons pas donner notre démission de vainqueurs. Nous n’avons pour l’Asie ni haine, ni dédain ; nous savons ce que lui doit le monde, mais nous n’avons point à rougir de la dignité et des devoirs que nous avons reçus du destin en partage. Génie féminin, caressait, Tagore tient des dieux le don charmant de la beauté : pourquoi prendre ce séducteur au sérieux comme philosophe ? Il y a des moments où il faut couronner les poètes de fleurs et les chasser de la République : c’est lorsqu’ils risqueraient d’efféminer les cœurs et de les disposer à l’abdication.


LOUIS GILLET.