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ou moins ingénieux, se sont faits marchands ambulants et offrent au passant, sans dire un mot, des crayons et du papier à lettres, des bas de soie et des bourses da cuir, des livres dépareillés et des pièces d’argenterie. D’autres travaillent dans les fermes et dans les ateliers. D’autres, et ils sont nombreux, mendient ou meurent de faim.

Il y a quelque chose de tragique dans la destinée de ces Russes qui, après avoir si longtemps caressé le rêve d’entrer en vainqueurs à Constantinople, y vivent aujourd’hui en vagabonds et en mendiants. Et il y a quelque chose d’émouvant dans l’attitude sympathique et respectueuse que gardent les Turcs envers leurs ennemis de toujours, aujourd’hui misérables et désarmés. Désirables ou non, ces hôtes ont été bien accueillis, parce qu’ils étaient des hôtes, et parce qu’ils étaient malheureux. Les camelots de la rue de Péra et ceux du Grand-Pont ont laissé les meilleures places à ces confrères inattendus, dont ils admirent le silence et la haute taille. La plupart des émigrés civils portent la casquette et la blouse de soldat ; s’ils grimpent dans un tramway et murmurent timidement : Asker (militaire), le receveur hausse les épaules et se contente de la moitié du prix.

Il a fallu, pour indisposer les Turcs et réveiller leur inquiétude, la turbulence d’une partie de l’entourage du général Wrangel. On sait comment celui-ci s’avisa de constituer à Constantinople une sorte de Gouvernement, qu’il appela le « Conseil Russe. » Le jour où ce Conseil fut inauguré (9 avril 1921), quelques-uns de ses membres prononcèrent des discours fort imprudents : M. Alexinski parla de la « nouvelle conscience russe » qui se formait sur les rives du Bosphore, au lieu même où la première avait pris naissance ; le Métropolite développa un thème analogue, insistant sur le lien religieux qui rattache tous les Russes à Constantinople, berceau et trône de l’orthodoxie. Les journaux de Stamboul s’émurent ; le 24 avril et les jours suivants, l’Alemdar publia une série d’articles sur le « péril russe ; » on y énumérait les diverses organisations, politiques, économiques, sociales, scientifiques et religieuses que les Russes avaient fondées dans la capitale ottomane : n’y avait-il point là l’indice d’une installation définitive ? Abusant d’une hospitalité confiante et largement offerte, les Russes étaient en train de faire, tranquillement et sans risques, la conquête de Constantinople.