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conduits par des femmes. Presque toujours, la réquisition a été inutile. Les paysans l’ont prévenue en offrant gratuitement leur travail, leurs voitures et leurs bêtes. Quelques femmes même se sont enrôlées : on en a formé un bataillon.

A Angora comme dans les provinces, les tribunaux exceptionnels siègent en permanence. Les espions, qui pullulent, sont traqués avec soin et punis avec rigueur. Les suspects sont jetés en prison et parfois y demeurent longtemps avant d’être jugés. Le procès de Moustapha Saguir, agent hindou à la solde des Anglais, a passionné pendant un mois, non seulement l’Anatolie, mais tout l’Orient. Saguir savait beaucoup de choses : il fit des aveux complets et n’en fut pas moins pendu.

A l’Assemblée, les séances sont souvent passionnées et tumultueuses. Les adversaires de Moustapha Kemal lui reprochent avec violence sa politique trop modérée à l’égard des puissances occidentales, ses tendances réactionnaires, ses allures de dictateur. Les attaques se font plus violentes, lorsque le jeune général n’est pas présent. Pour peu qu’elles se prolongent et prennent une tournure inquiétante, on va le chercher. Au moment où il parait, les clameurs redoublent : « Il faut que tu t’expliques devant nous, que tu justifies tes actes. Après tout, tu n’es qu’un homme comme les autres, un député comme nous : la Constitution n’établit aucune différence entre les élus de la nation. » Moustapha Kemal a quarante ans à peine ; la peau brune, le visage régulier, les pommettes saillantes révèlent, autant que la minceur de la taille, des origines circassiennes ; il porte la moustache coupée au ras des lèvres et des cheveux châtains rejetés en arrière. Qu’il soit en tenue civile ou en uniforme militaire, il est toujours extrêmement soigné. Il commence à répondre, d’une voix calme, assez basse, qui commande le silence, parce que tous veulent l’entendre. Peu à peu il s’anime, le ton s’élève, le débit devient plus chaleureux et plus rapide. Lorsqu’il descend de la tribune, l’auditoire reconquis acclame le héros national.

Si le général compte dans l’Assemblée et dans les clubs des ennemis nombreux, on ne lui en connaît guère dans l’armée. Ses prétendus dissentiments avec Fevzi Pacha, puis avec Kiazim Kara Bekir semblent bien n’avoir existé que dans l’imagination de ceux qui avaient intérêt à y faire croire. Moustapha Kemal, adoré par les soldats, est estimé par les chefs, même par ceux