Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 7.djvu/644

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

m’emporte de son mouvement irrésistible vers cet inconnu. Depuis deux mois que je voyage, je ne découvre, je le sens bien, que des apparences. J’ai vu des paysages grandioses, des villes affairées ; j’ai connu le confort des hôtels et visité des bâtiments officiels ; j’ai été invité dans des clubs. Mais partout je suis resté l’étranger pour lequel on se montre aimable, mais dont on se garde instinctivement. Voici qu’enfin je vais pouvoir entrer réellement dans la compagnie d’Américains, vivre leur vie. Pourquoi donc aurais-je peur de me heurter à des esprits différents, quand c’est précisément pour moi l’occasion d’une expérience unique ? Me voilà adopté par Yale ; je deviens un des membres de sa « faculté. » J’aurai mêmes préoccupations, mêmes sentiments, mêmes passions que mes collègues ; je vais « feuilleter » l’esprit de mes élèves, et pénétrer en ami dans ce qu’il y a de plus intime en eux. Je vais en un mot, voir cette déconcertante Amérique du dedans et non plus du dehors. Pourrais-je rêver meilleures conditions pour comprendre ?

J’en étais là de mes réflexions quand j’entends annoncer la prochaine station. C’est New Haven, siège de l’Université Yale. Et en effet déjà se dessinent les abords de la gare. Me voici dans la ville où je vais passer six mois, des mois qui seront, je l’espère, fertiles en découvertes et en leçons.


NEW HAVEN. — LA VILLE ET L’UNIVERSITÉ YALE

Quelques centaines de mètres à peine séparent mon hôtel de l’Université. Et voici d’abord le Green ou place centrale de New Haven. C’est un immense espace gazonné. Des arbres y forment de place en place des oasis ombragées ; mais parmi eux je cherche en vain les magnifiques vétérans qui, m’avait-on dit, faisaient la gloire de la ville, surnommée en leur honneur, Elm-City, la Cité des Ormes. Depuis quelques années, un insecte venu d’Europe, ravage la côte est de l’Amérique. Il s’attaque, lui le pygmée, aux géants de l’opulente nature, et il a déjà détruit des milliers de ces arbres royaux. Seuls quelques spécimens ruinés nous permettent d’imaginer ce que dut être la voûte élancée qui abritait la fraîche promenade en bordure du Green et dont de vieilles gravures nous ont conservé la pastorale image. Ils dressent maintenant vers le ciel leurs bras lamentables, tout dépouillés en cette saison de pleine vigueur.