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ces jeunes soirées déjà si lointaines que nous passions au coin de mon feu dans la vieille bibliothèque, à lire nos poètes chéris, à deviser de voyages et d’histoires, de projets et d’espérances, mettant nos deux vingt ans ensemble pour apprendre la vie et la parer de plus de rêves ; j’ai cru plus d’une fois m’appuyer sur votre bras par les matinées de printemps dans le petit chemin dont chaque pierre a gardé une de nos joies, un de nos mauvais vers et un de nos bons rires ; vous savez : le petit chemin qui monte entre les pins de la Grasse, et que nous ne referons plus [1].


A Armand de Pontmartin


Paris, vendredi, novembre 1874.

Monsieur et cher maître,

Je viens déjà vous demander de vous souvenir de vos bonnes offres d’hospitalité et j’en userai avec une indélicatesse d’autant plus révoltante que j’irai m’imposer chez vous avec ma progéniture... littéraire s’entend. Voici mon cas. Pendant cette première quinzaine parisienne qui a passé comme une minute, j’ai eu de longues conférences avec mon oncle, qui a voulu revoir avec moi le manuscrit soumis à son crayon rouge. Je l’ai trouvé, comme il appartient à un esprit aussi ouvert et aussi tolérant que le sien, plus facile que je ne m’y attendais. Moyennant quelques concessions secondaires, il m’a accordé le bon à tirer. Mais après m’avoir indiqué ses restrictions dans le domaine des idées où je lui avais reconnu toute compétence, il ne m’a pas caché que certains côtés littéraires l’inquiétaient et, sachant la vieille amitié qui nous lie, il m’a vivement conseillé d’aller vous trouver et vous demander votre plus sincère avis. Il se reconnaît lui-même trop étranger au courant littéraire actuel pour pouvoir prononcer un jugement motivé : vous qui, par métier, tâtez le pouls tous les matins à la littérature contemporaine, vous déciderez si l’enfant est né viable et s’il lui faut un berceau ou un bocal.

Je compte donc prendre le rapide un soir de la semaine

  1. Cette lettre a servi de préface à Syrie, Palestine, Mont Athos, 1 vol. in-16 ; Plon. Nous la reproduisons ici, car dans le volume l’auteur en a modifié le texte.