Des phrases qui jadis voltigeaient si doucement d’arbre en arbre dans le verger, des paroles caressantes et familières comme des colombes sont devenues un tournoiement de corbeaux sur le cadavre de leur bonheur. Et quand elle module les plaintes sans paroles dont elle fait suivre chaque strophe, il y a des notes qui, à chaque fois qu’elle les touche, glacent le cœur d’angoisse. Guillaume admire comme un chef-d’œuvre cette souplesse de sa maîtresse, mais il se sent plus abandonné que dans ses matins de Damas, ou dans ses nuits de la cabane sur l’Oronte.
Après s’être associé aux félicitations de tous les auditeurs, il dit au comte d’Antioche :
— Je me souviens de quelques airs fameux, qui m’ont frappé dans mes voyages, et je voudrais voir si cette perfection les chante aussi bien que d’autres chanteurs que j’ai entendus à Damas. Voulez-vous me permettre de les lui demander ?
Le comte y acquiesça, et sire Guillaume dit en arabe à la Sarrasine :
— Connaissez-vous la chanson qui débute ainsi : « La puissance de mon amante à dissimuler me glace. »
Elle se tourna vers son seigneur, et attendit que d’un signe il lui permît d’obéir au vœu de leur hôte.
Elle resta un peu plus longtemps que de coutume les yeux baissés, à se dire à elle-même le poème, pour bien s’assurer des mots et du rylhme, puis immédiatement avant de commencer, elle leva ses paupières sur Guillaume, et il en sortit une douce lumière si vive qu’il reconnut sur ce visage, ainsi éclairé d’un reflet de l’âme, l’expression de l’étonnement le plus douloureux et le plus tendre.
Elle chanta :
« L’injuste amant s’est écrié : la puissance qu’a mon amante de dissimuler me glace. Mais l’amante qu’il ose blesser lui répond avec justesse : Si c’est dissimulation, remercie Dieu qui m’en fit capable, car mon prince gît dans la mort, et toi, dans l’abaissement, et je ne puis même pas abriter sous un voile mon visage.
« Les pensées qui remplissent mon cœur, tu me reproches que je les contienne, mais voudrais-tu qu’il les entendit frissonner, ces pensées qui te nomment et qui nous condamneraient, l’étranger qui, sur mon cœur de captive, infortunée que je suis, chaque nuit, pose sa tête ? »