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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 8.djvu/82

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lettres ; on le sent bien véridique quand il vous dit : « Je n’irais pas au bout de ce cabinet pour saisir un portefeuille, voire une couronne. » Pourtant, la vie littéraire ne l’a pas gâté, il n’a jamais eu une création, partant jamais d’action sensible sur les esprits ; ce n’est qu’un observateur exact servi par une implacable mémoire qui rendrait des points à la vôtre ; il est bon témoin quand il affirme que, même sans le succès, les lettres portent leur récompense en elles-mêmes.

La veille de mon départ de Paris j’ai assisté à une petite fête dont monsieur votre père eût beaucoup joui. Le comte d’Haussonville a lu à quelques amis des fragments de mémoires intimes, entre autres sur l’ambassade de Chateaubriand à Rome où il fut attaché. Je ne sais ce que René avait fait à son jeune attaché, mais celui-ci prend le contre-pied des Mémoires d’Outre-Tombe et nous restitué un Chateaubriand au naturel qui doit être absolument vrai. Cela pourrait s’appeler la revanche de Mme de Chateaubriand, qui faisait seule, paraît-il, bonne figure à l’Ambassade, tandis que le piètre ambassadeur, berné par les cardinaux, folichonnant avec Prudence, mendiant un ministère à Paris, jouait le « vague des passions » vis-à-vis des vieilles Anglaises et faisait des dettes payées par le Roi. Jamais l’idole n’avait été si rudement secouée, même par Sainte-Beuve ; ce qui ne nous empêchera pas de relire les incomparables Mémoires.

Adieu, mon cher ami, ne m’oubliez pas et annoncez-moi aux vôtres pour cet automne. Quelle fête de revoir les Angles et les lambeaux de ma jeunesse à tous les romarins des collines jusqu’aux Issards !

A vous.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.