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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/335

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le bourg et de s’établir au sommet de la falaise pour permettre à notre grande attaque de déboucher ultérieurement.

Notre poste d’observation est unique. Je n’aurai pas deux fois pareille chance au cours de cette guerre. Nous nous communiquons, brièvement, nos pensées tumultueuses. Pour un peu, nous crierions bravo !

La première vague atteint la lisière de Craonne. A ce moment, un 150 s’abat sur elle et des volutes épaisses de fumée roulent sur la ligne mince qui s’égaille.

Des fusées boches surgissent, pressées, angoissées, et un tir de mitrailleuses s’élève par saccades. Les émouvantes formes noires se dispersent, s’enfoncent dans les excavations du sol, reparaissent, se regroupent, entrent dans les décombres, se dressent sur les tas de moellons, passent au travers des murs éventrés. Et quand la réserve à son tour se déploie et s’élance à la conquête de ces pierres, la première vague est déjà au Nord du village. Elle s’immobilise un instant au sommet de la grande falaise, se découpant sur l’horizon bleu comme dans une apothéose, puis disparait brusquement, escamotée dans les entonnoirs, organisant déjà la position conquise.

Alors des sifflements inouïs nous enveloppent. Le sol autour de nous crache des flammes. Nous sommes précipités l’un sur l’autre, au fond de la tranchée, à moitié ensevelis sous le parapet qui s’affaisse. Des centaines d’abeilles d’acier croisent leur vol mortel sur nos têtes. Nous nous relevons, suffoqués. Nous fuyons sous une avalanche de tonnerres : le barrage allemand s’est déclenché !

— Trop tard ! pensons-nous, en dégringolant sur le dos les marches de l’abri, trop tard et trop long ! Craonne est pris !

Nous tombons comme des bolides au milieu des poilus qui ne savent rien et se lèvent effarés, et nous crions en agitant nos casques : « Victoire ! victoire ! victoire ! Craonne est pris ! »

La rumeur court dans le souterrain. Les hommes s’agitent, se dressent, lancent dans l’obscurité la nouvelle triomphale. Elle transfigure ces êtres affaiblis, privés de lumière et de joie. L’enthousiasme a balayé les miasmes d’un coup d’aile. Cependant des coups sourds résonnent sur nos têtes. Des bougies s’éteignent, de la terre tombe par paquets. Le tunnel est secoué comme un vaisseau dans l’orage. Va-t-il s’écrouler sous la fureur de l’ennemi ?