qui se ruina pour eux et qui finit dans une maison de retraite. Le Père Boijol de l’Empreinte petit, mince, le nez fureteur, les lèvres rieuses, qui a réduit les Provinciales en tableaux synoptiques, est évidemment le Père Caruel. D’ailleurs, lorsque M. Estaunié fut décoré, le Père Caruel lui écrivit pour le féliciter et signa Boijol. Mais, à partir de l’Empreinte, je ne pense pas qu’on puisse mettre un nom sur aucun de ses personnages : ils sont tous sortis de son imagination ou d’une rencontre imprévue de son imagination avec la réalité. L’Ascension de M. Baslèvre naquit d’une conversation qu’il eut un soir à un diner. Il se trouvait assis près d’un haut bureaucrate (mort depuis) qui lui raconta incidemment qu’il retournait tous les dimanches à Vincennes et y passait la journée dans la petite maison d’un ami qu’il avait perdu. Ce détail frappe M. Estaunié et le poursuit. Une telle religion du souvenir ne recouvrirait-elle pas un grand amour ? Si cet homme avait aimé la femme de son ami et s’il allait ainsi chaque semaine revivre dans l’ambiance de l’être adoré et disparu ? Cela supposerait un amour très noble, très pur ; cela supposerait aussi que l’on croit à la présence des invisibles. Quel contraste avec les impitoyables passions charnelles qui ne se résignent ni à l’absence ni à la mort et qui laissent au cœur l’âcreté d’un désir inassouvi ! Et voilà l’Ascension de M. Baslèvre. Je note que le M. Baslèvre de la réalité avait vécu toute sa vie place des Vosges et que, parvenu au faîte des honneurs, il n’avait jamais quitté sa mansarde d’étudiant. Ce détail, que le romancier respecta, parut en général invraisemblable. C’est une vieille histoire. Et c’en est une autre, toujours bien venue, que d’avoir créé un personnage dont on vous donne ensuite le vrai nom et l’adresse. Dans la Vie secrète, M. Estaunié avait imaginé un certain Lethois qui, sans que personne le sût, continuait depuis vingt ans ses expériences sur les fourmis. Lethois ignorait tout de la législation et de la politique françaises ; mais il connaissait jusqu’au moindre détail les mœurs, le régime, les révolutions de ses fourmis, « et il n’apercevait dans l’humanité qu’une vaste fourmilière d’ordre inférieur. » Des lecteurs s’écrièrent : « Le signalement est parfait au physique comme au moral. On ne peut pas s’y tromper : c’est Un Tel qui demeure à Chartres. »
Cependant la plupart des êtres qu’il a créés ont un trait commun. Ce sont de grands solitaires qui ne connaissent ni les