Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/454

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

juif allemand de Londres, sir Ernest Cassel, le banquier d’Edouard VII, qui allait tous les jours chez lui faire son bridge ; Ballin adressait à l’Empereur un rapport quotidien de ces conversations, qui forment la partie la plus curieuse de l’ouvrage de M. Huldermann ; ce fut le prologue du voyage de lord Haldane à Berlin en 1912. Cependant, l’accord ne put se faire. L’obstination de Tirpitz rendit impossible la trêve, le naval holiday que souhaitait Ballin. Etait-ce la faute de l’Angleterre ? En juin 1914, M. Churchill était prêt à rencontrer Tirpitz à Kiel. A la fin de juillet, après l’ultimatum de l’Autriche, il disait, les larmes aux yeux, à Ballin, accouru à Londres : « Ah ! mon ami, ne nous laissons pas acculer à la guerre ! »

La guerre, l’ambassadeur Metternich l’avait prédite au plus tard pour 1915, si l’Allemagne n’arrêtait pas ses armements. Les armements continuèrent, et la guerre éclata. Ballin et ses amis se flattaient de l’empêcher sans renoncer à leur politique. C’est là-dessus, je crois, qu’ils se faisaient illusion. C’est la politique allemande elle-même, qui était une menace pour l’Angleterre. C’est la flotte commerciale qui rendait nécessaire la marine de Tirpitz. Quelques mois avant la guerre, parut une brochure du docteur Plehn, inspirée, dit-on, par M. Kuhlmann, et développant ce programme : « L’Allemagne puissance mondiale, et la paix. » (Deutsche Weltmacht und kein Krieg.) Mais, en réalité, c’est la Weltmacht qui rendait le conflit inévitable. Il était fatal que les deux impérialismes rivaux se rencontrassent un jour, comme deux navires de haut bord, pour décider à qui appartiendrait l’empire de l’univers.

Je ne puis résumer ici le rôle de Ballin pendant la guerre, l’activité qu’il dépensa pour l’organisation du ravitaillement et les efforts qu’il fit, n’ayant pu conjurer la crise, pour conjurer le désastre et liquider la guerre. Il fut l’âme du parti de la conciliation. Il assista avec douleur à la névrose collective qui poussa peu à peu son pays à l’abime. Il avait connu tout de suite la folie sous-marine, et mesuré en revanche dans toute sa réalité le péril américain. Ses avis ne servirent à rien. Il avait vu détruire son œuvre, non par l’ennemi, mais par la sottise du Gouvernement allemand, qui avait interdit la vente des navires internés, et qui plus tard, stupidement, en ordonna le sabotage. Jusqu’au bout, il conserva la vue claire des réalités. Au moment de la paix de Brest-Litovsk, il écrit : « On s’agite pour séparer