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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/529

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charpente même de la Russie, l’armature intime et irremplaçable de la société russe, enfin le seul lien qui unisse tous les peuples disparates de l’Empire :

— Si le tsarisme venait à s’écrouler, soyez sûr qu’il entraînerait tout l’édifice russe dans sa ruine.

Il m’assure que c’est également l’opinion de Rodzianko, de Goutchkow et de Milioukow ; qu’ils s’emploient activement dans ce sens ; mais que les éléments socialistes et anarchistes gagnent du terrain d’heure en heure.

— Raison de plus, dis-je, pour qu’on se presse.

Quand la nuit est venue, je me risque à sortir avec mon secrétaire, Chambrun, pour aller porter quelques bonnes paroles à des amies qui habitent le voisinage et que je sais fort inquiètes. Après une halte chez la princesse Stanislas Radziwill et chez la comtesse de Robien, nous nous décidons à rentrer ; car, en dépit de l’obscurité, des coups de feu retentissent à chaque instant et, tandis que nous traversons la Serguiewskaïa, nous entendons siffler des balles.


Dans cette journée pleine de faits si graves et qui fixera peut-être l’avenir de la Russie pour plus d’un siècle, je note un épisode, minime en apparence, mais au fond assez expressif. L’hôtel de la Kchéchinskaïa, situé à l’entrée de la Perspective Kamenny-Ostrow, devant le Parc Alexandre, a été envahi aujourd’hui par les insurgés et saccagé de fond en comble. Je me rappelle un détail qui me fait comprendre pourquoi la fureur populaire s’est tournée contre la demeure de la fameuse ballerine. C’était l’hiver dernier ; le froid était terrible ; le thermomètre était descendu à — 35°. Sir George Buchanan, dont l’ambassade est chauffée par le procédé du « système central, » n’avait pu se procurer le charbon qui est le combustible indispensable à ce système ; il s’était vainement adressé à l’Amirauté russe. Le matin même, Sazonow lui avait exposé l’impossibilité de trouver du charbon dans aucun dépôt public. Or, l’après-midi, profitant de ce que le ciel était limpide et l’air tranquille, nous allons faire un tour aux Iles. Au moment où nous nous engageons dans la Perspective Kamenny-Ostrow, Buchanan s’écrie :

— Oh ! voilà qui est trop fort !

Et il me désigne, devant l’hôtel de la danseuse, quatre