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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/55

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par la vie que ma pensée créera. Je travaillerai. N’entends-tu pas avec quelle sombre volupté je prononce : je travaillerai ? Et je me dirai : « Il y a un an, je la voyais... Il y a cinq ans, je la voyais. » Tout ce qui tient dans ces mots : « Je la voyais ! » Puis dix ans, puis toujours. Je travaillerai toujours, à la clarté de ma petite lampe perpétuelle. Je veux que tu te sentes, par mon travail, entourée et aimée. Il sera ma façon de te mériter à mes propres yeux, et de t’attendre, — en dehors de toute espérance terrestre.

Oh ! je sais : je ne puis préjuger ce que je deviendrai. Du moins je sais ce que je souhaite devenir pour toi, malgré l’ingrate carrière où je m’engage. On ne remue pas les foules avec des études sur le vieux français et sur les romans du moyen-âge. Peut-être finit-on par toucher une élite autre que celle de ses confrères. Mon cœur nourrira mon intelligence, et je serai mieux qu’un savant. Ma flamme se propagera jusqu’à toi. Bon gré mal gré, un jour imprévu, tu viendras au rendez-vous de mon labeur solitaire. Ce ne sera ni demain, ni après-demain, ni sans doute avant mon crépuscule. Il faut des années à la goutte d’eau pour creuser la roche. Mais quelque lointain que soit ce jour, te serais-tu lassée d’y croire, tu seras ramenée vers moi, et tu te feras honneur de mon nom au plus profond de tes souvenirs.

Ne pense pas que je me drape ici dans un provocant orgueil. Ma rude tâche ne sera pas si rude. La foi n’est pas l’orgueil. Ne pense pas non plus que ce serment d’une solitude parfaite soit d’un poète ni d’un jeune homme irrité. C’est un serment de vaincu sans reproche. C’est un pacte que je signe avec une victoire future et juste.

Mais aujourd’hui, je ne suis qu’un vaincu. Aujourd’hui, je suis désespéré. Ce n’est pas tout à l’heure que je t’ai donné ma dernière poignée de main, lorsque tu m’as quitté dans l’ignorance de notre adieu. C’est maintenant que je te la donne, de loin, en terminant cette lettre, et que je te donne mes derniers mots, et mes derniers baisers, dans l’affreuse conscience que ce sont les derniers, dans l’affreux bonheur aussi de songer que tu les reçois encore. Demain, hélas ! je te les donnerai encore, plus déchirants, incapables de rejoindre tes lèvres qui seront à jamais parties.

Mais il est un mot qu’il faudra que tu te redises chaque