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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/559

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L’an de grâce 1266, Manfred, bâtard de l’empereur Frédéric II, roi usurpateur des Deux-Siciles, assassin, parjure, simoniaque, hérétique, souillé de tous les crimes, excommunié par l’Église, périt en combattant Charles d’Anjou sur les rives du Calore, près de Bénévent. Ses capitaines et ses soldats, qui l’adoraient parce qu’il était jeune, beau, généreux et charmant, lui firent de touchantes funérailles au lieu même où il avait expiré. Mais, un an plus tard, le Pape Clément IV prescrivit de reprendre contre ce scélérat, indigne de reposer en terre sainte, la procédure pontificale des anathèmes et des malédictions. Par son ordre, l’archevêque de Cosenza fit exhumer le cadavre et fulmina sur cette dépouille méconnaissable les sentences irrémissibles qui dévouent l’excommunié à l’Enfer : In ignem æternum judicamus... L’office fut célébré la nuit, à la lueur des torches, qu’on éteignait successivement jusqu’à l’obscurité complète. Après quoi, les restes morcelés de Manfred furent dispersés à travers champs.

Cette scène tragique et pittoresque émut violemment les contemporains ; elle a même inspiré à Dante un des plus beaux passages de la Divine Comédie. Gravissant la montagne escarpée du Purgatoire, le poète voit venir à lui le fantôme du jeune prince, qui l’appelle et lui dit : « Je suis Manfred ; mes péchés furent horribles. La bonté infinie de Dieu a néanmoins des bras si grands qu’elle prend tous ceux qui se tournent vers elle. Si le pasteur de Cosenza, qui fut envoyé par Clément à la chasse de mes os, avait su apercevoir en Dieu son visage de miséricorde, mes os seraient encore à la tête du pont, près de Bénévent, sous la garde d’une lourde pierre. Maintenant, la pluie les mouille, le vent les agite sur les rives du fleuve où l’archevêque et ses prêtres les firent disperser après l’extinction des torches. Mais, par leur malédiction, l’amour divin n’est pas tellement banni qu’il ne puisse revenir, tant que l’espérance reste assez vive en nous pour donner une dernière fleur. »

Je voudrais pouvoir offrir cette citation à la pauvre Tsarine captive.


MAURICE PALÉOLOGUE.