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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/587

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forêt. Une humble « plate, » le plus souvent, qui permet d’aller partout, de passer sous les basses branches, d’aborder sur les vases.

Ce matin d’un dimanche entre les dimanches (j’en ai tant passé de la même façon !) quand je suis parti avec le vieil Yvon, le temps était gris, voilé, sans vent. Silence, infinie quiétude, où semble se replier, se méditer l’âme ancienne des choses.

Grand-père Yvon nage tout doucement. Sa figure de père Noël maritime est bonne à regarder. Une sorte de contentement intime y règne à demeure. Il semble toujours sourire dans sa barbe, qui fut jaune avant d’être blanche ; mais aujourd’hui, c’est presque du bonheur qui rayonne au bleu pâli de ses yeux. Les soixante-quinze années de sa vie lui ont été légères. Grand- père Yvon n’est pas une âme compliquée.

Il nage tout doucement, heureux de sa chique et du joli matin. Mais le flot commençant de nous porter, pour mieux entendre son chuchotement infini dans le grand silence, je lui dis de rentrer les avirons. Nous glissons dans une sorte de vide, dans une profondeur incolore et claire. Clarté plus douce et plus puissante par en bas, où tout est reflet, image illusoire, sauf, çà et là une herbe, une bulle d’air, quelque mol ondoiement lustré, révélant la présence du plan liquide.

Et nous montons vite, sans rayer de notre course le placide miroir. Car c’est lui qui se meut, avance tout entier sous la poussée venue du large, à l’heure où l’onde de la marée, montant du Sud à travers l’Atlantique, vient passer devant la presqu’île bretonne. En silence, une force cosmique est à l’œuvre, et nous porte avec les molécules d’eau. D’une seule coulée, égale, massive, la même d’un bord à l’autre, la pesante eau marine, sous l’influence de l’astre invisible, afflue au creux du pays. Nul frisson de la surface, pas même de sillage. Toujours, aux mêmes places, les mêmes écumes, les mêmes brins de varech flottants.

Mais, si le regard se lève, on voit glisser assez vite, comme d’elle-même, la rive suspendue entre les deux néants de grisaille : les verts herbiers mouillés, les brunes laisses de goémon, les rochers (rochers de grève par en bas, de forêt par en haut) et puis les bruyères, les vieux pins admirables, dont les bras avancent loin sur la rivière, — chaque grand arbre fixé depuis si longtemps dans l’attitude qui fait sa personne, une personne