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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/944

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plus retomber, A quoi bon, s’il y trouve de telles « grâces » d’éloquence et de repentir ? J’avais pris cet ivrogne pour le bouffon de l’histoire, et j’admirais seulement qu’il se trouvât dans une province que l’Allemagne déclare toute allemande, des types d’âme slave si caractérisés.

Mais peu à peu, à mesure qu’on avance dans le roman, ce comparse prend plus d’importance. C’est assez la manière de M. Gerhart Hauptmann, que ses caractères ne se dévoilent dans ses œuvres que par degrés. Déjà nous avions cru saisir, par éclairs, des indices suspects ; l’ivrogne semblait espionner la jeune fille et manifester à son sujet une jalousie grotesque. Nous voyons lentement le personnage se découvrir, et le gredin se changer en un abominable drôle. Ah ! nous en apprenons de belles ! Comme beaucoup de vicieux de son espèce, l’oncle Just est à la fois roublard et fanfaron, bavard et cauteleux, et assez adroit à se servir du style dévot de la maison, pour devenir à l’occasion un horrible tartuffe. Son imbécile de neveu n’a rien eu de plus pressé que de lui faire ses confidences ; les deux hommes couchent dans la même chambre. Et l’oncle, pour prêcher la sagesse au jeune homme, lui fait le sermon que voici sur les femmes :


— Tu ris, mon garçon, tu as tort. Sais-tu pourquoi, moi qui te parle, je ne me suis jamais marié ? Le nom de la belle n’y fait rien. Nous sommes restés fiancés trois ans ; tu comprends si, à la fin, je la connaissais par cœur ; je l’avais retournée dans tous les sens et des pieds à la tête ; je n’achète pas chat en poche, moi, pas si bête ! Elle a pleuré à chaudes larmes, mais c’est égal, elle a reçu son passeport... Trop aimable, vois-tu, trop de tempérament... Voyons, mon bon, tu irais te lier pour la vie avec une créature qui n’a plus rien à te donner pour ta nuit de noces, puisque tu as déjà tout obtenu ? Ouvre de grands yeux tant que tu voudras, mais prends garde à ton tour, le jour où tu mordras dans une pêche gâtée, pour une pêche intacte. Tu as des idées un peu larges, mon garçon, libre à toi ; je suis à cheval sur la morale, moi. Pas de blagues avec la vertu...


Brusquement, tout s’éclaire ; on comprend tout à coup le rôle du misérable, et l’aventure de sa victime apparaît dans sa laide et révoltante réalité. On comprend par quelle secrète infamie la pauvre enfant se sent à jamais indigne de l’amour, et à la fois cet air d’esclave et de reine outragée. Mais le pleutre qui l’a perdue ne se contente pas du silence de sa complice ; il