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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/946

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souffre des familiarités que nous ne passerions pas à un alexandrin ; c’est un vers pédestre, comme dit Horace. Fallait-il pourtant le profaner par un usage peu digne des dieux ? Il ne suffit pas d’invoquer les Muses, il faut encore, si l’on veut qu’elles bénissent un ouvrage, ne les convier que là où règne la musique. Quelle musique s’exhale d’une affreuse aventure d’ignominie et de luxure ? Je loue l’ambition qu’a conçue le poète, d’accorder de nouveau la lyre et de faire entendre les accents de la pastorale classique ; mais il n’a réussi qu’à fourvoyer les Grâces et, moins qu’à Lycoris, son Anna fait songer à l’Histoire d’une fiUe de ferme ou à la Petite Roque.

Le roman en vers est-il donc désormais impossible ? Je l’ignore. Mais une loi du genre est que l’anecdote qu’on y met en scène se présente, pour ainsi dire, sur un arrière-plan qui l’approfondisse et lui prête de la grandeur : quelle ampleur les événements de la Révolution n’ajoutent-ils pas à Jocelyn, au Prélude de Wordsworth, ou à Hermann et Dorothée ? Comme l’écrit Goethe à Meyer, l’épisode choisi par le poète « n’est qu’un étroit miroir, où vient se refléter la grande histoire du monde.» Ce prolongement, ce lointain font défaut au poème d’Anna.

Mais la grande erreur de l’auteur paraît être une erreur de goût. Un certain degré de réalisme s’accorde mal à la poésie. C’est un poids qui condamne fatalement à la prose. La poésie n’est faite que pour exprimer la beauté. Préférer le vrai à tout prix, est un objet fort honorable. C’est un idéal qui a sa noblesse, mais combien différente du pur enthousiasme qui dicta, au nom harmonieux des neuf Sœurs, les chants d’Hermann et Dorothée ! Quoi qu’il fasse, M. Gerhart Hauptmann est d’un âge moins pur. La science, un vulgaire esprit matérialiste, utilitaire ont passé par là. Il voudrait ressembler à Goethe, et s’arrête aux Rougon-Macquart. Il en croira sans doute un poète, un vrai poète, le charmant poète d’Atta Troll : son idylle est d’un temps qui a sacrifié la rose à la culture de la pomme de terre.


LOUIS GILLET.