Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/95

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

épris de son métier, comme Ferdinand de Bulgarie, eût tiré d’une pareille conjoncture. J’imagine tout le jeu de questions et d’insinuations, d’allusions et de prétéritions, de confidences et de flatteries, auquel il se fut livré. Mais, et je l’ai si souvent remarqué ! Nicolas II n’aime pas l’exercice du pouvoir. S’il défend jalousement ses prérogatives d’autocrate, c’est uniquement pour des raisons mystiques. Il n’oublie jamais qu’il a reçu sa puissance de Dieu même et il pense constamment au compte qu’il en devra rendre dans la vallée de Josaphat. Cette conception de son rôle souverain est tout le contraire de celle qui inspirait à Napoléon la fameuse apostrophe à Rœderer : — « J’aime le pouvoir, moi ; mais je l’aime en artiste ; je l’aime comme un musicien aime son violon, pour en tirer des sons, des accords, des harmonies !... » Conscience, humanité, mansuétude, honneur, telles sont, je crois, les vertus éminentes de Nicolas II ; mais il n’a pas l’étincelle sacrée.



Jeudi, 1er février.

J’ai invité à déjeuner Kokovtsow, Trépow, le général Gourko, Doumergue et le général de Castelnau.

Conversation vive et confiante. Pour la circonstance, Kokovtsow a mis une sourdine à son trop légitime pessimisme. Trépow s’exprime avec franchise sur les dangers de la crise intérieure que traverse la Russie ; mais il y a, dans son langage et plus encore peut-être dans sa personne, une telle vertu d’énergie et de commandement, que le mal semble facile à réparer. Le général Gourko se montre encore plus impétueux que d’habitude. Je sens flotter autour de moi la vivifiante atmosphère que Doumergue et Castelnau ont apportée de France

A trois heures, réunion de la conférence au Palais Marie ; nous siégeons dans le grand salon en rotonde qui prend jour sur la place Saint-Isaac

Pokrowsky préside ; mais son inexpérience des affaires diplomatiques, sa douceur, sa modestie, l’empêchent de conduire la délibération, qui flotte à la dérive. On parle de la Grèce, du Japon, de la Serbie, de l’Amérique, de la Roumanie, des pays scandinaves, etc. Tout cela sans suite, sans idée directrice, sans conclusion pratique. Plusieurs fois, lord Milner, dont je suis le voisin, me glisse à l’oreille, avec impatience :