Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 13.djvu/160

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

après seize heures de cahotage perpétuel, mais je restais encore longtemps les yeux ouverts, à admirer la beauté de ces nuits. Il y avait pleine lune ; les « hatas, » la route poudreuse, étaient baignées de lumière argentée ; un fin brouillard se levait sur l’étang ; les saules pleureurs semblaient rêver au-dessus de l’eau profonde et sombre ; un silence solennel régnait, interrompu seulement par l’aboiement lointain d’un chien. Je demeurais ainsi, des heures entières, admirant ces nuits magnifiques de l’Ukraine.

La veille de notre arrivée au « Klembovsky Zavod, » nous traversâmes les vastes propriétés : « Anatoniny », appartenant au comte Potochi, et « Slavouta, » où le prince Sangouchko avait si tragiquement péri au commencement de la Révolution. Le prince était âgé de plus de quatre-vingt-dix ans. Il avait servi dans les gardes à cheval sous le règne de l’empereur Nicolas Ier. Les soldats de « l’armée révolutionnaire » l’avaient tué à coups de baïonnette. Le malheureux Sangouchko leur résista longtemps, retirant, une à une, les baïonnettes que les « héros rouges » enfonçaient dans sa poitrine, mais il finit par tomber exténué et mortellement blessé. Nous passâmes devant les décombres d’une maison qu’il avait souvent habitée, près de la petite ville d’Iziaslavl ; cette demeure avait été entièrement consumée par le feu.

Nous fûmes obligés de passer quatre jours au « Klembovsky Zavod. » Vladimir Ivanovitch sortait pour vaquer à ses affaires. Il avait bien l’air d’un bolchéviste dans son affreuse « kossovorotka » [1] et sa « fourashka » [2] sale, et jouait admirablement son rôle. Quant à moi, je ne me montrais nulle part, sortant à peine de la chambre que j’étais contrainte de partager avec Vladimir Ivanovitch. Il fallait patienter, et attendre une occasion sûre de faire la dernière étape de notre voyage, — vingt-cinq verstes environ, — pour passer la frontière polonaise.


X. — MON ÉVASION

Enfin ce jour si attendu arriva. Le 4/17 juillet, un Petit-Russien, à la bonne figure de paysan, entra dans notre chambre, et bien que nous fussions seuls, il nous dit mystérieusement à voix basse :

  1. Chemise russe boutonnée de côté.
  2. Casquette.