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Je marchais en file entre le paysan et sa femme ; la lune répandait sa clarté sur les arbres et les maisons ; nous nous arrêtions un moment, prêtant l’oreille à chaque bruit ; puis nous reprenions notre chemin. Nous avancions avec prudence à travers les arbustes, nous courbant à chaque pas de crainte d’être aperçus. Nous traversâmes le village endormi ; mes compagnons pressaient le pas... Je n’étais pas habituée à marcher pieds nus, et je les suivais avec peine, avec la sensation de marcher sur des aiguilles. En sortant du village, nous traversâmes une large prairie, que bordait la rivière Vilia, — le Rubicon que pendant des mois et des années j’avais rêvé de passer ! Un tableau merveilleux se présenta à mes yeux : l’immense prairie, plantée de quelques arbustes et de quelques bouleaux solitaires ; plus loin, les roseaux penchés au-dessus de la rivière ; dans l’éloignement, à droite, la sombre forêt, et à gauche, un vieux moulin à eau. Mais ce n’était pas le moment de jouir du pittoresque. Nous étions obligés d’avancer d’arbuste en arbuste en rampant presque à terre ; je tremblais : à chaque ombre, je croyais voir un soldat. On n’entendait aucun bruit : tout dormait profondément, et ce mystérieux silence ne faisait qu’augmenter ma peur.

Comme nous approchions de la rivière, j’eus, tout d’abord, la sensation de marcher dans un marais : mes pieds enfonçaient dans la terre bourbeuse, et je tremblais si fort que je craignais à tout moment de tomber. Cependant nous étions arrivés au gué. l’eau froide, qui montait toujours, m’arriva bientôt à la taille ; Je perdis tout courage ; je parvenais à peine à tirer mes pieds de la fange, et l’eau montait en clapotant à chacun de mes mouvements. Mon guide paraissait inquiet. « S’ils nous entendent, nous sommes perdus, » murmura-t-il. Je tâchais de ne pas lever les pieds trop haut, ce qui est assez facile lorsqu’on n’a rien à craindre, mais mes dents claquaient de peur et de froid, et cette gymnastique me paraissait au-dessus de mes forces. Il me semblait que nous avions déjà été une heure dans l’eau, el la rive opposée paraissait tout aussi éloignée et aussi inabordable qu’auparavant. Le courant était très fort ; je trébuchais à chaque pas et j’étais trempée jusqu’aux os...

Enfin je sentis que l’eau commençait à baisser ; j’avais plus de facilité à avancer ; elle ne me venait plus que jusqu’aux chevilles ; et puis nous prîmes pied sur la rive... J’étais en Pologne ! J’avais laissé derrière moi le paradis des Soviets,