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Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 13.djvu/184

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« Cher cheval, cesse de hennir. Douce Su, séchez ces larmes amères. Car tu vas retourner à l’écurie. Car vous allez rentrer dans l’appartement des femmes. Oui, bien que je sois en vérité fort malade et que mes jours touchent à leur fin, l’histoire de Hsiang Tchi n’est pas encore mon fait. Puis-je perdre en un seul jour le cheval que j’ai monté et la dame que j’ai aimée ? Su, ô Su, chantez encore une fois la Branche de Saule. Car je veux vous verser du vin dans cette coupe d’or et vous emmener avec moi dans le pays de l’ivresse. »


Tandis que je vis ainsi dans la société idéale de ce qu’il y eut en Chine de plus délicat, je vois, autour de moi, le fleuve puissant et morose ; le temps est gris sur les eaux désertes. Un seul matin, nous apercevons devant nous toute une escadre de jonques dans le brouillard. Nous les rejoignons et commençons à les dépasser. Elles sont chargées de soldats dont les figures ternes s’encadrent dans les fenêtres du château arrière, tandis que, sur l’avant et jusqu’au milieu, une chiourme de rameurs, pendus aux grands avirons, pousse des cris réguliers pour aider la vogue. Ces jonques ont tout un pavois de drapeaux claquant au vent dans l’air gris, des guidons dentelés, rouges et verts, qui battent comme des langues, de grands pavillons oranges, chargés de caractères d’un noir gras et velouté. Ces bannières, ces soldats inertes, ces rameurs esclaves, cette descente de bateaux aux formes antiques entre les hautes rives moroses, tout cela faisait un tableau d’un autre temps et d’un autre monde.

Il me semble que le fleuve m’est déjà presque familier : je retrouve, à leur place, les rapides, qui n’ont pas fatigué leurs colères, comme des tigres qui se font les griffes sur les rochers. Le soir nous mouillons. Parfois on ne voit au-dessus de l’eau qu’une maison solitaire, encore blanche, et qui, sous le fardeau d’ombre dont l’accable le crépuscule, ressemble à un bûcheron courbé sous un énorme faix de ramées. Aujourd’hui, toute une ville confuse s’étend sur la pente, au-dessous de la pâleur vertigineuse du ciel. Les dernières couleurs se meurent ; alors la rêverie du voyageur s’agrandit jusqu’à n’avoir plus de bornes ; et comme il ressort des âges évanouis, et qu’il voit finir un jour ordinaire, elle embrasse à la fois l’effacement théâtral des empires, et le néant ignoré des destinées les plus humbles. Tant