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croit qu’il va vraiment arriver, trouver cette ville qui est le but secret de ses courses, cette capitale inconnue où il pourrait s’arrêter, et devenir enfin sédentaire. Le Yang-tse, en aval d’Han-Keou, fait, à lui seul, tout le paysage. Il rejoint l’horizon par ses lignes évasives, il s’égale presque au ciel. Une colline, un rocher séparé, émergent çà et là de la vapeur d’or. Des mouettes suivent le bateau en jouant, leur forme lisse et avalée comme celle des poissons, et, quand on lève la tête et qu’on les voit flotter au-dessus de soi, c’est à peine si leur corps résiste assez à la lumière pour rester opaque entre leurs ailes transparentes. J’ai la chance d’être le seul passager, de sorte que rien ne m’empêche de n’être plus moi : inerte, étendu, je me laisse envahir par les choses. Si l’on surprenait l’âme du voyageur en de tels moments, on y trouverait, pour tous secrets, de molles amitiés avec les nuages et l’extase ineffable de l’azur.

Le double bienfait du voyage, c’est qu’il donne plus de précision à nos pensées, et plus de liberté à nos rêves. C’est au rêve, aujourd’hui, que j’appartiens tout entier. Quelle évasion, quel anéantissement comblé, quelle perte heureuse de soi ! Au loin, une voile brille, comme une miette de blancheur, un vol de canards sauvages met sa ponctuation ténue dans les hauteurs divines de la lumière, et je suis en tout cela bien plus qu’en moi-même. Un nuage opulent et délicat devient le magnifique porteur de mon âme, il me semble qu’elle couvre sa surface volumineuse, qu’elle en épouse les doux accidents, qu’elle triomphe, avec lui, sur tout le grand paysage liquide.


ABEL BONNARD.