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vécut alors des jours cruels. Le travail et les soucis dont il était accablé, l’effort constant qu’il s’imposait pour rester maître de ses nerfs et garder en public un visage impassible auraient suffi à ébranler une santé plus vigoureuse que la sienne. Mais ce n’était pas là son épreuve la plus dure : c’était le soir, quand il se retrouvait seul en face de lui-même, avec une lettre de Catherine entre les doigts, son image hallucinante devant les yeux et une affreuse détresse dans le cœur. Les médecins, préoccupés de son amaigrissement et de ses insomnies, lui conseillèrent plusieurs fois de rentrer à Saint-Pétersbourg. Il s’y refusa :

— Je ne quitterai pas mon armée, tant que nous n’aurons pas pris Plewna.

Mais, en dépit du froid et des privations, l’armée d’Osman-Pacha persévérait dans sa résistance héroïque. Depuis le 19 juillet, jour de la première attaque, ces 60 000 hommes, mal équipés, enfermés dans les fortifications improvisées d’une bourgade balkanique, séparés du monde, ravagés par la faim et le typhus, ne recevant plus ni vivres, ni munitions, ni renforts, tenaient tête à trois corps d’armée russes, à toute la garde impériale et à 40 000 Roumains.

Cette situation ne laissait pas d’émouvoir l’Europe. Tous les adversaires de la Puissance russe relevaient la tête. L’un d’eux, le peuple hongrois, qui ne pardonnait pas aux Romanow de l’avoir écrasé en 1849, manifestait bruyamment sa sympathie pour les Turcs et s’efforçait d’entraîner son monarque dans la guerre ; mais François-Joseph, qui avait déjà « étonné le monde par son ingratitude » pendant la guerre de Crimée, affectait cette fois de compatir aux malheurs de la Russie,... en essayant d’obtenir sous-main, à Constantinople, pour prix de sa neutralité, le droit d’occuper la Bosnie et l’Herzégovine. Flairant l’intrigue viennoise, Alexandre II sentait remuer au fond de lui toute sa haine des Habsbourg. « Les dépêches que j’ai reçues de Vienne m’ont fait du mauvais sang, » écrit-il le 6 octobre à la princesse Dolgorouky. Et il lui expose le plan scélérat des Hongrois, qui forment des bandes de francs-tireurs dans les Carpathes pour menacer les communications de l’armée russe en Roumanie.

Vers la fin d’octobre, il fallut reconnaître qu’on ne prendrait jamais Plewna de force et qu’on devait se résigner à investir la place jusqu’au jour où le bombardement et la famine obligeraient les défenseurs à capituler.