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lourde part de responsabilité dans la marche déplorable des affaires publiques. Elle détournait l’Empereur de sa tâche souveraine ; elle l’endormait dans la volupté ; elle lui enlevait toute vigueur et toute résolution. Pour s’en convaincre, il suffisait de le regarder. Comme il était changé physiquement ! Le visage creux, la taille courbée, le geste indécis, le souffle asthmatique, tout le corps fourbu, — voilà dans quel état elle le mettait !

Ces remarques, très exagérées, s’affirmèrent en termes encore plus désobligeants, au mois de septembre 1878, lorsqu’on apprit que la princesse venait de donner le jour à une seconde fille, qui reçut le nom de Catherine.


Pourtant, jamais la Russie n’avait eu besoin d’être gouvernée par un cerveau plus lucide et une main plus ferme. L’agitation révolutionnaire s’étendait maintenant à tout l’Empire : il ne se passait plus de semaine qui ne fût marquée par un exploit des nihilistes.

Le 7 février 1878, Véra Zassoulitch avait inauguré la période tragique, en tirant deux coups de revolver sur le préfet de police de Saint-Pétersbourg, le général Trépow, qu’elle avait blessé grièvement. Cette jeune fille, appartenant à une famille noble, s’était imposé le devoir de venger un de ses camarades terroristes, Bogolioubow, détenu à la Forteresse et que le général Trépow, dans un emportement de colère, avait fait passer par les verges. Elle comparut, le 12 avril, devant la cour d’assises, qui, depuis les réformes libérales d’Alexandre II, comportait un jury. Le verdict ne semblait pas douteux, puisque le crime s’était accompli au grand jour et que la jeune fille se targuait de sa culpabilité. Mais, dès que l’audition des témoins commença, il se produisit, dans la salle enfiévrée, une étrange interversion des rôles, transformant l’accusée en accusateur public et la victime en accusé. Pourtant les jurés appartenaient tous aux classes élevées de la société. Quant aux assistants, les cartes d’entrée ne leur avaient été distribuées qu’à bon escient et les hauts fonctionnaires de l’Empire étaient les plus nombreux. A chaque témoignage nouveau, à chaque réponse de la nihiliste, la fièvre de la salle montait. Pendant la plaidoirie, l’auditoire devint frémissant, comme s’il sentait passer sur lui des effluves électriques. Enfin le jury se retira pour délibérer.