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Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 13.djvu/912

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— Penser, reprit-elle plus calme, penser que l’on t’appelle la terreur des bureaux, que tu es un des manitous des Finances, que tu es au service de l’État depuis trente-cinq ans et que tu as toujours fait ton devoir.

— Enfant, dit M. Prohack, ne me dis pas ce que je sais. Et ne fais pas l’étonnée devant des phénomènes naturels. Il y a des gens qu’étonnent toujours les choses les plus simples. Ils vivent sur la terre comme s’ils tombaient de la lune. Ce n’est pas un signe de bon sens. Tu es sur cette terre, disons depuis vingt-neuf ou trente ans, et si tu ne connais pas le pays, c’est ta faute. Je t’assure qu’il n’y a rien d’inouï dans notre fait. Nous sommes sans reproche ; nous sommes même admirables, et nous sommes punis. Rien de plus ordinaire. Tu as lu des milliers d’exemples de cas pareils ; on t’a parlé d’une foule d’autres, tu en as rencontré toi-même. Eh bien ! maintenant, c’est ton tour d’être un de ces exemples. Voilà tout.

Mrs Prohack dit avec impatience :

— Mais nous avons un rang à tenir !

— Justement. C’est en quoi les pauvres honnêtes valent mieux que nous. Car nous ne sommes pas d’honnêtes pauvres. Nous allons dans les mêmes classes et les mêmes universités, nous parlons la même langue, nous avons les mêmes goûts et les mêmes manières que des gens qui dépensent dans leur mois ou dans leur semaine, ce que nous dépensons par an. Et nous disons, et ils disent eux-mêmes, que nous nous ressemblons. Quelle erreur ! Nous ne sommes qu’une immense imposture. As-tu remarqué, madame, que nous n’avons pas d’automobile et que très certainement nous n’en aurons jamais ? Et cependant, rien qu’à Londres, il y en a des centaines de mille : mais pour nous, pas la plus petite. Ce détail ne l’a pas échappé...

— Je te répète que je trouve que le Gouvernement te traite indignement. Qu’est-ce que vous attendez, entre gros bonnets du ministère, pour vous former en syndicat ?

— Ève ! Après tout le mal que tu m’as dit des syndicats ! Tu me scandalises ! Nous serons traités indignement tant que nous ne serons pas un syndicat. Mais jamais nous ne formerons de syndicat. Nous sommes trop fiers. Nous laisserions nos enfants crever de faim, plutôt que de renoncer à notre dignité. Voilà le fait.

— D’abord, nous ne pouvons prendre une maison moins chère.

— Par la raison qu’il n’y en a pas.


L’entretien continue en abordant le chapitre des économies. Dans combien de ménages, depuis quelques années, n’a-t-on pas eu à se poser ce problème de la vie chère, et à passer en