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interruption. Les fusées s’élancent droit dans le ciel, sifflantes comme des jets de vapeur. Leurs rayons d’or transpercent l’air obscur et vont s’épanouir en étoiles au milieu des astres. Je les regarde s’abaisser lentement ; on dirait des étoiles de givre : elles en ont l’éclat et la pureté. D’autres brûlent au loin dans la solitude comme des météores abattus. Quelquefois des chenilles vertes s’échappent de ces rayons et descendent en parachute. En voici une exactement au-dessus de moi : elle frémit et se tortille dans le vent... Mes pieds baignent dans l’essence et mon corps en est tout imbibé... Elle va m’incendier, elle tombe, elle tombe inévitablement... je me vois déjà, torche hurlante, flamber dans la nuit... Ah ! une brise secourable la soulève et l’emporte ; elle reprend son vol pour atterrir à quelques pas au fond d’un entonnoir. En voici une autre encore : celle-ci grésille sur la terre, si près de moi que j’en sens la chaleur... tous mes nerfs se crispent et je cache mon visage... Comme c’est long !... Ce pétillement torride ne cessera pas ! Enfin, n’entendant plus que le battement de ma tête contre le sol, j’entr’ouvre les paupières : éteinte !

Oh ! les heures infernales!...

En bas, des mitrailleuses jacassent et des lueurs halettent à l’horizon fauve. Quand ces lueurs s’étouffent, l’obscurité palpite encore et semble couver des éclairs... Le jour ne se lèvera-t-il jamais ?... Le jour... à quoi bon ?... Ce que les zouaves n’ont pu faire hier, pourquoi le feraient-ils demain ? Non, on ne peut rien faire pour moi le jour. C’est la nuit qu’on me délivrera, c’est cette nuit même. Toutes les étoiles s’éteignent... toutes... Mais que font les zouaves ?... Il faut m’emporter avant l’aube, il le faut... sinon... sinon... tout est fini. A ce moment-là, une image singulière se présenta à mon esprit et me donna de la force. Je vis le Titanic sombrant au sein de l’Océan... les naufragés chantant leur hymne sublime avant d’être engloutis sous les flots... et les dernières paroles de l’hymne me vinrent aux lèvres.

De plus en plus je sens mes forces défaillir, une langueur accablante me gagne, mes douleurs s’émoussent, tout mon corps s’engourdit. Un premier apaisement succède à mon supplice. Je le savoure comme un baume et, pour ne pas réveiller des élancements assoupis, je me laisse noyer dans cette léthargie.

Un mouvement d’âme imprévu m’en arrache tout à coup.