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Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 14.djvu/242

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s’est accommodé ici. Il allait souvent assister à la messe et aux cérémonies religieuses. Il faisait des promenades et des visites. Un jour, je vis arriver chez moi une jeune fille du village. Elle avait la réputation d’être émancipée, et c’était la première fois qu’elle venait me trouver. Je la revois encore, fardée, portant des bijoux et une jolie toilette. Le monsieur, contrairement à son habitude, quitta sa chambre et vint nous tenir compagnie. Je compris immédiatement que cette visiteuse voulait attirer chez elle l’étranger, qui avait l’air très riche et généreux. Je fis ce que je pus pour abréger cette séance, et quand la jeune fille fut enfin partie, je demandai au monsieur : « Comment avez-vous trouvé ses bijoux et sa toilette ? — Ses yeux, répondit-il, sont plus beaux que sa toilette et ses bijoux. » Je commis exprès une impolitesse. Je ne rendis pas sa visite à la jeune effrontée, mais ceci ne l’empêcha pas de revenir. Ses visites, d’abord rares et courtes, devinrent plus fréquentes et enfin quotidiennes. Elle se fardait et se chargeait de mille chiffons : elle me faisait l’effet d’une poule faisane. Ceci me révolta au point que, profitant un jour de l’absence du monsieur, je lui déclarai que je ne voulais plus la recevoir. Elle se retira sans riposter ; elle se sentait la plus forte. Un jeune démon est toujours beau, dit le proverbe. Un soir, le monsieur m’avertit qu’il devait voyager. Il fit ses malles, et nous quitta avec sa sœur. Mais ce voyage n’était qu’un déménagement. Il s’était installé chez l’autre.

Tout en faisant ce récit, la voix de la vieille femme tremblait de colère. Après soixante ans, elle n’avait pas encore pardonné. M. Melhamet lui montra des portraits de Renan, qu’une revue de Paris venait de publier.

— Je ne vois plus clair, dit-elle. D’ailleurs, pour les détails, demandez à l’autre. Elle en sait plus que moi.

C’est ce que ne manqua pas de faire M. Melhamet, qui retrouva, vivant en famille, dans un petit village de quelques maisons, bâti sur le sable non loin de Ghazir, une femme de soixante-dix ans, aux yeux chargés de kohl, où survivait une grande beauté.

— Vous souvient-il, madame, d’un Français qui habita chez vous en 1860-1861 ?

M. Renan, n’est-ce pas ?

— Justement, et je viens vous demander des renseignements sur…