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je préférerais une nation dans laquelle certains individus supérieurs font entrevoir des horizons nouveaux, découvrent des vérités imprévues, créent des œuvres très belles, à une autre nation où l’instruction générale serait plus intense, plus répandue, mais où l’invention de vérités nouvelles et la production de belles œuvres artistiques seraient moindres.

Mais pourquoi choisir ?


II


Restons encore dans le domaine intellectuel de la civilisation, et cherchons à juger le rôle de l’art.

Ici je crains qu’on ne m’accuse de paradoxe. Je prétends qu’il y a des changements, mais qu’il n’y a pas de progrès dans l’art.

En effet, la conception de la beauté dépend des temps et des lieux. Le beau absolu est un non-sens. L’art est instable, versatile. Il se transforme rapidement ; mais on ne peut pas dire qu’il progresse. Phidias n’est pas inférieur à Michel-Ange, ni Michel-Ange à Rodin. Personne n’oserait proclamer que les peintres contemporains dessinent mieux que Velasquez et Rembrandt, que Chardin et Fragonard ont un coloris supérieur à celui de Raphaël et de Rubens ! Personne n’oserait soutenir que Prométhée enchaîné et Œdipe à Colone sont au-dessous d’Hamlet, de Phèdre ou de Faust ! Faudra-il faire descendre de leurs socles la Vénus de Milo et la Victoire de Samothrace pour les remplacer par des marbres de Houdon ou de Canova ? Les poètes modernes, si grands qu’ils soient, Dante, Gœthe, Victor Hugo, ne font oublier ni Homère, ni Virgile, ni Lucrèce. Quant à nos historiens, si on peut déclarer qu’ils sont supérieurs à Tite-Live et à Tacite, c’est parce que l’histoire, avec raison, sans doute, est devenue une science beaucoup plus qu’un art, et qu’elle aime à s’entourer de textes documentaires précis et de témoignages authentiques. Je le veux bien. Mais, au point de vue de l’art, pour l’éclat du style et la vigueur de la pensée, je ne crois pas que nos historiens modernes, même Montesquieu, soient inférieurs à Thucydide et à Tacite.

Autant il serait ridicule de nier que la science progresse, autant il serait ridicule d’affirmer que l’esthétique est en progrès.