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placards rouge sang ; des patrouilles ont, toute la journée, parcouru la ville pour l’annoncer dans les divers quartiers ; les roulements de tambour étaient d’un effet saisissant ; la foule est plutôt triste et anxieuse, à quelques exceptions près ; tout grouille de soldats ; les officiers roulent en auto ; l’individu n’est plus rien, on se sent pris dans un engrenage, la force militaire prime tout. Les chemins de fer sont dirigés par des soldats reconnaissables au brassard blanc... Ma belle-sœur ne peut croire qu’il y ait maintenant moyen de revenir en arrière : le déclenchement est fait ; nos parents devraient prendre le chemin de Paris plutôt aujourd’hui que demain. Ils s’occupent donc en hâte des préparatifs de départ... On passe encore quelques moments ensemble, mais tout le monde a la mort dans l’âme.

Mes nièces Marguerite et Rosette ne cessent de parler de leur frère Jean [1] qui, étant sous les drapeaux, devra marcher en première ligne. Ma sœur Elisa s’inquiète pour ses fils Georges et Maurice qui seront aussi appelés, l’un étant du landsturm et l’autre de la réserve, mais du côté allemand. Et dire que la plupart de nos familles alsaciennes sont dans la même situation !


C’est la tragédie de l’Alsace. Dans la bourgeoisie et dans le peuple, elles furent innombrables, les familles où des parents, des frères se trouvaient amenés à servir dans les deux armées ennemies. Au cours de la guerre, un soldat alsacien envoyé sur le front russe et dont le frère servait au Maroc, écrivait à ses parents, paysans du Sundgau, ces quatre lignes d’une si poignante tristesse : « Puisse mon frère qui est soldat en Afrique vous revenir en bonne santé. Envoyez-lui les meilleures salutations de son frère du front oriental qui, jour et nuit, pense à lui et prie pour lui. » Qu’ils méditent là-dessus ceux qui croient pouvoir résoudre les questions alsaciennes par mesure administrative !


Samedi, 1er août. — A sept heures du matin, rendez-vous général pour les adieux à la gare de Saint-Léonard. On essaie un peu de blaguer, mais ça ne prend pas. On voudrait faire croire aux partants, que dans quinze jours peut-être, cette menace d’orage sera dissipée, qu’on a déjà vu des horizons politiques

  1. Tombé au Chemin des Dames, le 25 février 1918.