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des loques, chemises, caleçons, chaussettes, toute la friperie du soldat. Les hommes se promènent dans un costume plus ou moins sommaire ; les environs de la fontaine sont changés en piscine... Quand ils aperçoivent le bout de mon nez, c’est une autre chanson. Ils réclament du pain, du vin ; leurs cuisines roulantes ne sont pas encore arrivées... Du reste, ils ont l’air bon enfant ; il s’agit de leur établir une literie. Déjà, ils ont, sans doute sur l’indication de nos voisins, trouvé le chemin du grenier à foin de Laugel, et, en un clin d’œil, sa belle réserve de foin et de paille a disparu : elle s’éparpille maintenant dans mes ateliers, dans mes nouveaux bâtiments, dans les escaliers, dans le vestibule. Heureusement, on avait eu la précaution de fermer les pièces du haut ; autrement, les chambres à coucher eussent été envahies. Dans mon bureau, une vingtaine d’hommes sont étendus par terre. Une grande glace est déjà brisée en plusieurs morceaux. On ne se sent plus chez soi ; c’est à peine si l’on peut se faufiler au milieu d’un fouillis de bottes et d’objets d’équipement.

Le diner est expédié en grande hâte ; j’allume ma pipe, et je lie un peu connaissance avec nos défenseurs.

Bientôt je suis entouré d’un cercle, et chacun de me raconter ses Kriegserlebnisse. A les entendre, les Français font la guerre en sauvages : un officier français aurait achevé un capitaine allemand blessé en lui coupant le cou ; un blessé français aurait tué à bout portant un camarade allemand venant à son secours ; puis ils prétendent qu’on a trouvé un de leurs morts les yeux percés de coups de baïonnette, le cœur arraché et un casque mis à sa place. Il est cependant difficile de contrôler la vérité de ces récits, car peu d’entre eux ont vu l’ennemi, et ils tiennent ces faits de camarades qui ont pris part aux batailles du val de Villé... Je réponds à ces récits de cruautés qu’il y a des brutes partout. Je serais assez porté à croire que ces contes sont mis en circulation pour inspirer la haine de l’ennemi aux soldats. Nos journaux se chargent aussi de cette propagande.

Voyant tout le monde à peu près satisfait, je m’enferme dans mon atelier.

La bonne vient me prévenir qu’un officier supérieur me réclame... C’est un homme de haute taille, assez gros, avec une excellente figure, cheveux et moustaches gris. Il se présente comme étant le commandant du bataillon. Il est grand amateur