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s’il n’en faut pas plus pour exciter la passion de destruction des soldats, je me demande comment ils se conduiront en France. Il me semble que cette guerre a pris dès le début un caractère de sauvagerie qu’elle n’avait pas en 1870. On dirait que les Allemands veulent produire une impression sur les peuples non seulement par leur force incontestable, mais aussi par l’intimidation et la terreur. C’est seulement ainsi que je m’explique les faits qui se passent en Belgique. Nos journaux ont beau vouloir excuser ou nier ces actes : c’est peine perdue, l’impression est faite à l’étranger. Mais pour l’instant ils s’en f….. ; ils se disent que le succès excuse tout ; dans quelques mois, on n’y pensera plus...


28 août. — On rentre par la forêt en cueillant des chanterelles, on s’entretient de la guerre. Mon ami est comme moi d’avis que notre situation sera intenable après la guerre. Comme nos affaires ne nous permettront pas de nous expatrier, que nos sentiments, nous ne pourrons pas les changer, nous serons forcés de les dissimuler ; de là un jeu de cache-cache qui fera de nous tous des espèces de Herr-Maire [1]. Les Allemands nous reprochent à l’heure qu’il est d’être faux, comme si on pouvait changer tout à coup sa mentalité sur commande. J’ai toujours ressenti Sedan comme une défaite ; pourquoi ? Je n’en sais rien. Je n’avais guère que cinq ans lorsque cette bataille se livra ; depuis, au lycée, nos professeurs d’histoire nous l’ont toujours enseignée comme une victoire. Pourquoi n’ai-je pas adopté leur manière de voir, et pourquoi ai-je toujours eu de la satisfaction quand, dans le cours d’histoire, il était question de la bataille d’Iéna ? Et mes amis Alsaciens étaient comme moi.


Et mes amis Alsaciens étaient comme moi : ces simples mots écrits par un Alsacien qu’on ne peut assurément soupçonner de germanophobie, éclairent le mystère que n’ont pu pénétrer tous les docteurs dît pangermanisme. Si les « résignés » d’Alsace se sont un matin réveillés mortels ennemis de l’Empire, si, pendant quatre années, ils ont attendu leur délivrance avec impatience, sans doute les humiliations, les avanies et les souffrances contribuèrent à les dresser contre

  1. Personnage d’une comédie en dialecte alsacien de Stoskopf.