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estimable, puisque son mariage n’était qu’un legs [1]. Le cercle des Grandet est vrai aussi, dans leur obsession de l’héritière et dans leurs cancans. La grande Nanon, admirable ! j’ai connu des servantes honnêtes qui volaient pour leurs maîtres avares ! Mme Grandet existe dans chaque ville de province. Cette femme, qui a tout donné à un mari qu’elle aime médiocrement, même son être moral, qui serait morte cent fois, si elle n’eût eu une fille, on la trouve partout. Il faut vivre en province, et observer un peu, pour être frappé du grand nombre de victimes de ce genre qui existent. Reste Grandet, c’est lui qui n’est pas vrai. D’abord, il est trop riche : en France, aucune épargne, aucune avarice ne peuvent amener, en vingt ans, en cinquante, à une pareille fortune. Il n’y a que la fortune de crédit qui va à tant de millions ; la fortune positive ne le peut, à moins qu’elle ne soit héréditaire, et dans un pays où l’hérédité égale n’existe pas. Vous n’avez pas eu de type réel pour cela. Puis, il est impossible à un homme d’accaparer autant d’or monnayé en France, où il y en a si peu, et surtout de l’accaparer en secret ; ce serait une révolution financière qui mettrait le trouble partout, et dans le commerce et dans l’administration. Comme avare, Grandet n’est pas vrai, il n’est que petit et pauvre. Un avare millionnaire qui a une intelligence assez vaste pour suffire à d’aussi immenses spéculations, et en même temps au détail de sa maison (et en cela, il est dans la réalité), cet avare-là ne dit pas à sa femme : Mange, cela ne coûte rien. Il n’entame pas le pâté, il le laisse gâter ; il ne l’apporte sur la table que moisi. Je vous mettrai en relations avec des avares millionnaires, à un ou deux millions seulement ; vous les verrez me dire, quand je voudrai servir quelque pièce sortable : « Oh ! de grâce, n’entamez pas cela, gardez-le ! » et souffrir quand le couteau s’y enfoncera ; puis, la chose servie, en manger avec timidité. L’avare, c’est l’oncle Robin de M. Périolas, ramassant tous les brins de paille qu’il trouve, pour faire du fumier ; buvant l’Hermitage de son cru, à quatre cents francs la barrique [2], pour ne pas acheter du vin ordinaire à cent francs. Prêt à mourir, il se fait descendre dans sa vaste cuisine, parce que son escalier est étroit, lui

  1. Et non une véritable union : « Jurez, dit Eugénie Grandet à son mari, de ne me rappeler aucun des droits que le mariage vous donne sur moi... » Éd. L. Conard, t. VIII, p, 479.)
  2. Et que Balzac ne dédaignait pas. (Les Cahiers Balzaciens, n° 1, 1923, p. 8.)