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de 1914, de sorte qu’au cœur de tout Irlandais patriote on trouve un sentiment de suspicion invincible à l’égard de la « perfide Albion. » Notons d’ailleurs que, tant que le pays ou ses représentants n’ont pas prononcé, les opinions restent libres. Et comprenons ce que peut être l’angoisse patriotique de ces âmes troublées au plus profond d’elles-mêmes par la gravité de la décision à prendre, du vote d’où dépendra le sort du pays.

De cette angoisse, un des meilleurs parmi les fils d’Erin, George Russell, en littérature A. E., homme d’action en même temps que poète, a tracé le tableau dans un duologue saisissant où il met face à face les grandes forces en jeu : d’une part l’humaine sagesse, l’expérience, l’esprit pratique et l’instinct de réalisation, le solide jugement des faits ; de l’autre l’idéal, le rêve, ou, si l’on veut, le subconscient, les forces confuses du passé, du génie de la race, les directions ancestrales, l’intuition qui interdit d’engager l’avenir, en faisant espérer que demain sera meilleur qu’aujourd’hui, le spectacle des brusques révolutions de l’histoire, et tous les impondérables qui dans le mystère fécondent et dirigent la vie des nations...

Ce que disent contre le traité M. de Valera et ses partisans pourrait, décompte fait de l’outrance verbale et de la phraséologie, se résumer ainsi : « Signé sous la contrainte, devant la menace d’une reprise de la guerre, le traité, œuvre de violence et non de paix, ne saurait lier l’Irlande. Une fois de plus l’Angleterre nous dupe en voulant nous imposer un compromis honteux, alors que nous voulons, nous, non pas un marchandage, mais un règlement. Ce n’est pas ici une nation libre qui s’allie à une nation libre, c’est un peuple serf qui reçoit en grâce une demi-autonomie. L’Irlande, vieille nation historique, riche d’une civilisation qui a de beaucoup précédé celle de l’Angleterre et qui brillait encore avec éclat au Moyen âge et jusqu’à la conquête sous les Tudors, l’Irlande, l’Ile des Saints et des Docteurs, serait à jamais liée à l’Empire, à cet « Empire d’enfer », comme disait John Mitchel, et ses fils deviendraient, par une concitoyenneté que nous repoussons, des Britons de l’Ouest ; l’Irlande mère-patrie serait par une indigne capitis deminutio rabaissée au rang de colonie, assimilée à ces jeunes et vastes terres de peuplement, naguère encore désertes et parfois inconnues, et que l’Empire a commencé hier à exploiter. En vérité, ce ne sont même pas les véritables pouvoirs de Dominion