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mais elle est d’ordre étroit au regard de la réalité tout entière du malade.

Celui-ci s’est mis entre les mains des techniciens les plus habiles et qui font autorité : il les quitte, emportant des fragments de vérité, dont chacun est en soi d’une valeur absolue, mais qui restent inutiles, et même dangereux, tant que le clinicien ne les a pas repris, analysés, interprétés, pour les ordonner sur d’autres vérités, venues d’une science différente, en vue d’un jugement, que seul il peut rendre, jugement d’ensemble et de finesse. Telle est la condition de notre esprit que, dans une affaire si chargée soit-elle de matérialités, du moment que la vie y est mêlée, surtout la vie humaine, le jugement est de finesse. A l’édifier, ce jugement médical, les techniciens travaillent, taillant des pierres, un autre est l’architecte. Supposons un homme précieux qui connaisse toutes les techniques de nos laboratoires, et à fond : osera-t-on nous le donner à cause de cela pour un bon médecin ? Observez que ce savant, qui sait tout des techniques, n’est pas l’homme universel de Pascal, qui sait peu de chose de chacune d’elles, juste assez pour en parler honnêtement ; en revanche, ce dernier a dans l’esprit une clarté générale et supérieure qui manque souvent à l’autre, et avec laquelle, s’il s’applique à la médecine, il sera bon clinicien. En somme, la science est auxiliaire de la clinique et le laboratoire son serviteur : l’esprit clinique décide, est souverain.

Ainsi parlent nos maîtres, fort à propos selon nous. On sent parmi les jeunes flotter dans l’air, cette idée, encore timide, qu’avec les richesses de l’outillage, la perfection des méthodes, le progrès de la science en un mot, le bon clinicien est aujourd’hui moins nécessaire qu’autrefois. De fait, à chaque instant, tout un effort coûteux de l’esprit, — analyse, induction, déduction, synthèse, — nous est épargné par la simple lecture d’un chiffre venu du laboratoire. Il semble d’ailleurs que, dans un monde scientifiquement organisé, l’homme pourra se dispenser de mérite personnel ; et, en vérité, celui du piéton est singulièrement tombé depuis que la science a si merveilleusement résolu le problème de la distance. Le même fond de pensée se retrouve sous les formes les plus diverses. On entend dire par exemple que la bataille moderne, à cause de son étendue, de sa complexité, de son machinisme, ne peut plus sortir d’un seul cerveau comme autrefois ; c’est donc par un abus, hérité du