Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 15.djvu/13

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sans méditation et sans trouble intérieur. Un châle blanc à longues franges lui recouvrait mal les épaules : sans cesse elle le laissait glisser, puis le ramenait d’un geste saccadé. Elle ne savait pas s’en servir aussi bien qu’une Mme Tallien. Évidemment, son domaine naturel était l’espace. Elle devait triompher dans les sports. Sa taille paraissait trop haute dans un salon, et ses mouvements trop brusques, tandis qu’au grand air tout chez elle s’harmoniserait, se muerait en élan et en puissance. Elle aimait sans nul doute à dominer, comme tous ceux qui ont pris confiance dans leur force physique. Aussi ne goûtait-elle aucune satisfaction à constater que l’on faisait cercle autour de sa rivale. Quel plaisir pouvait-on prendre à une conversation où il n’était question ni de courses, ni de championnats !

— Mademoiselle Deleuze, constata un courtisan, a le don de voir et d’observer. Quel dommage qu’elle n’ait pas voyagé davantage ! Mais les Français voyagent peu.

— Oui, parut approuver l’Anglaise, elle nous décrirait les neuf merveilles du monde.

— Pardon, miss Maud, rectifia doucement Mlle Deleuze, il n’y en a que sept.

— Comme les Muses alors.

— Ah ! non, les Muses : il y en a neuf. Dix avec celle du sport que les Grecs ont oubliée et que vous incarneriez fort bien. Voulez-vous que je vous énumère les neuf autres ?

— Nous ne sommes pas à l’école.

— Je le regrette.

— Auriez-vous une vocation de professeur ?

— Non, d’élève.

Ces propos s’échangeaient sans grande aménité, comme s’ils recouvraient de grandes divergences de caractères ou de sentiments. Miss Maud Hobinson, prise en flagrant délit d’erreur, enrageait sous son calme apparent. Sa rivale assise paraissait toute petite à côté d’elle. Pourtant, n’était-ce pas celle-ci dont chacun attendait la parole ? Et voici que Mlle Deleuze, du ton le moins pédant du monde, se mit à détailler, peut-être pour elle-même plus que pour son auditoire, le bonheur qu’elle avait pris à l’étude du latin, surtout dans Virgile, Horace et Cicéron, et, plus tard, à celle de la métaphysique avec son choix de systèmes qui tantôt sortent l’univers du cerveau de l’homme et tantôt perdent l’homme dans l’univers comme le petit Poucet dans la forêt.