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Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 15.djvu/316

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quoi, lui qui est une personne sérieuse pesant quinze kilogrammes et compagnon ordinaire d’une tortue, il craint que vous ne le dérangiez de ses habitudes méditatives qui lui ont attiré une grande considération dans toutes les gouttières de la rue de Lille [1]. Il offre à sa dame de compagnie la queue de toutes les asperges qu’il mangera, et celle des souris qu’il prendra comme appointements, mais il exige qu’elle lui prête ses genoux sans bouger pendant deux heures, quand il a envie de dormir. Je crains bien que le marché ne se puisse faire à ces conditions, car je lui ai dit que je ne vous avais jamais vue deux minutes immobile : sur quoi il a hérissé sa moustache et est allé se coucher sur le coton où loge son amie la tortue.

Permettez maintenant à son maître de vous remercier de votre jolie lettre qu’il a serrée bien précieusement dans ses archives. Je regrette que vous ne m’ayez pas dit comment vous passez le temps à Uriage. Vous avez vu bien d’autres montagnes, mais, soit dit sans vous offenser, vous n’avez pas encore l’esprit assez ouvert à la poésie pour en jouir convenablement. J’attends de vous, à votre retour à Paris, une relation en règle de vos impressions de voyage. La vue des montagnes est ce qui m’a toujours le plus frappé. Il est vrai que je n’ai pas eu comme vous le bonheur de voir le mont Hymette de mon berceau [2]. Il me semble que la mer dont on parle trop n’a pas de spectacles qui vaillent certains aspects de montagnes. Il se peut qu’en vous en revenant vous vous arrêtiez auprès de Grenoble, et que vous alliez à la Grande Chartreuse. On ne vous y laissera pas entrer, et on aura raison, car vous donneriez trop de distraction aux Chartreux, mais vous verrez des sites admirables qui ne sortiront plus de votre mémoire. Quand je suis très triste ou très heureux (peut-être que dans dix ans vous trouverez qu’il y a un certain rapport entre ces deux états) je pense à la Grande Chartreuse et aux parfums des bois qui l’environnent.

Veuillez me rapporter un dessin ou une description très exacte des antiquités romaines d’Uriage. On a tiré de la source quelques petites statues de bronze très curieuses, il y a huit ou dix ans ; si vous les voyez ou si vous en apprenez quelque chose, vous me rendrez service.

Adieu, je m’ennuie fort de ne plus vous voir, mais j’espère

  1. Mérimée demeurait alors rue de Lille au numéro 52.
  2. Le père d’Olga de L... avait été ministre plénipotentiaire à Athènes.