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solides et de très bonne qualité. Non pas seulement parce que les maîtresses de maison consignent souvent dans leurs livres de compte que « ces souliers ne valent rien ; » mais, lorsqu’on rapproche du prix des modèles ordinaires les sortes spécifiées en « cuir fort » qui coûtent 50 pour 100 de plus, lorsque l’on compare aussi au prix des souliers celui des simples « semellages, » qui varient au XIVe siècle de 3 francs à 7 fr. 50 la paire ; et lorsqu’enfin on voit les sommes consenties pour les « baux à chausser » où des maîtres-cordonniers, voire des savetiers, s’engageaient à « entretenir chaussé de souliers pendant un an » des gens de toute condition, moyennant un forfait allant, au XVIIe siècle, de 36 francs dans la campagne à 68 francs dans les villes, on s’étonne que tels abonnements qui correspondent, — ces derniers, — au prix de sept et huit paires de souliers par an, aient été jugés avantageux par les clients, si ces souliers n’avaient été voués à une usure rapide... du moins aux pieds de ceux qui en portaient habituellement.

Car une bonne partie de la population n’en portait jamais. Rocher Portail, ce partisan célèbre qui avait débuté comme charretier chez un marchand de toiles et mourut richissime sous Louis XIV, après avoir marié l’une de ses filles à un duc et pair, contait que la première fois qu’il mit des souliers à ses pieds, lorsqu’il était déjà en route vers la fortune, il en était si embarrassé qu’il ne savait comment marcher. Une Anglaise, de passage à Béziers (1785), remarquait que toutes les servantes à l’hôtel étaient nu-pieds ; seule la maîtresse du logis était chaussée ; « c’est, parait-il, la coutume du pays. » Jusqu’à un temps tout proche du nôtre, beaucoup de paysans, — dans le Midi, — venaient à la ville les jours de foire, ou à l’église, le dimanche, leurs souliers à la main, les mettaient pour entrer et les quittaient à la sortie.

C’est parce que les souliers, pour les Français de 1793, étaient un luxe, que le port des sabots paraissait aux « sans-culotte » un hommage à l’égalité révolutionnaire, tandis qu’avec le progrès du « superflu » depuis un siècle, il n’est plus de parvenu, si humble que soit son origine, dont on puisse dire, suivant l’expression aujourd’hui désuète, « qu’il est venu à Paris en sabots. »


GEORGES D’AVENEL.