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poir, nous venons de tomber[1]. Ce monsieur est un homme de haute stature, possédant tous les traits caractéristiques de l’Allemand. Il a une grosse figure rouge, remplie et toute ronde, sur laquelle se lit la jouissance des bons repas. L’une de ses joues porte les cicatrices d’anciennes balafres, des sourcils farouches surmontent ses petits yeux moqueurs et sournois dont les paupières se relèvent démesurément lorsque, avant de vous adresser la parole, il vous fixe, tel un chat qui s’apprête à prendre une souris ; sa forte moustache relevée se termine à chaque extrémité par une pointe élancée et légèrement arrondie ; des cheveux coupés courts à la tondeuse recouvrent en partie cette tête, atteinte de calvitie. Il s’adresse au chef et une longue discussion éclate entre eux : ils paraissent se disputer ; l’Oberleutnant me dit :

— Vous êtes l’éditeur et l’imprimeur de la Libre Belgique ; nous allons vous envoyer en Allemagne, à Aix-la-Chapelle, où vous serez jugé par un conseil de guerre, à moins, bien entendu, que vous ne nous disiez tout ce que vous savez et ne nous indiquiez l’endroit où se trouve l’imprimerie en question.

Je refuse catégoriquement de répondre ; il ajoute :

— Oh ! soyez tranquille, nous finirons bien par vous faire causer.

Mademoiselle vient me rejoindre et j’en profite pour m’excuser auprès d’elle et lui faire part de la désolation que j’éprouve en songeant que c’est peut-être moi qui suis cause de son arrestation. D’une voix douce et bienveillante, elle m’affirme n’avoir aucune rancune à mon égard et pour prouver la sincérité de ses paroles, elle me tend loyalement la main que je m’empresse de serrer…

… Ces messieurs décident de nous envoyer à Saint-Gilles ; nous reprenons place dans l’automobile qui file sur les pavés, traverse une partie de la ville et nous dépose devant la prison. Cette vaste construction avec ses tours crénelées, ses murs d’une hauteur anormale, ses petites fenêtres garnies de solides barreaux de fer, sa grande porte grillagée munie de fortes serrures, vous laisse une impression froide et triste, pareille à celle que l’on ressent devant un monument funéraire. Oui, pauvre Belge, c’est là, dans ce bâtiment, dans cette vaste cage d’oiseaux

  1. Il s’agit du lieutenant de police Bergan.